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PORT-ROYAL.

guible de l’homme déchu, du grand homme non restauré, qui prend à la gorge ; ce rire d’Hamlet, dans lequel mourut Molière, dans lequel vieillit, se sèche et maigrit Voltaire. Sous l’accent et l’entrain de ce chapitre, je crois saisir beaucoup de cela, de ce mauvais spasme convulsif. Enfin, puisque j’en suis au distinguo, j’y distingue encore, et plus qu’ailleurs, l’écrivain que j’appelle simplement amusé, lequel se sentant en bonne et chaude veine, ne s’arrête plus, mais redouble et se laisse mener en tous sens par les figures de sa pensée.

Montaigne commence tout d’abord par se moquer de l’homme, qu’il suppose isolé et dépourvu de la Grâce et connaissance divine : « Qui luy a persuadé (à cette misérable et chestive créature) que ce bransle admirable de la voulte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulants si fièrement sur sa teste, les mouvements espoventables de cette mer infinie, soyent establis et se continuent tant de siècles pour sa commodité et pour son service ?» Et en disant ainsi, il ne s’aperçoit pas, ou plutôt il s’aperçoit très-bien, qu’il ne fait autre chose que réfuter ce même Raimond de Sebond dont il prétexte l’apologie, et qui plaidait tout au contraire les causes finales et l’arrangement de l’univers par rapport à l’homme[1]. Pour rabattre, dit-il, cette

  1. Sebond disait, traduit par Montaigne: «Homme, jette hardiment ta vue bien loin autour de toi, et contemple si de tant de membres, de tant de diverses pièces de cette grande machine, il y en a aucune qui ne te serve ; Ce ciel, cette terre, cet air, cette mer, et tout ce qui est en eux, est continuellement embesogné pour ton service. Ce branle divers du soleil, cette constante variété des saisons de l’an, ne regardent que ta nécessité. Écoute la voix de toutes les créatures, qui te crie ; le ciel te dit : Je te fournis de lumières le jour, afin que tu veilles ; d’ombres la nuit, afin que tu dormes…» On voit que, dans l’Apologie, Montaigne fait juste la palinodie,