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LIVRE TROISIÈME.

Euphémie, je ne pus voir notre Mère ce jour-là. Mais, le lendemain, elle fit assembler tout le Noviciat pour la voir, comme vous savez qu’elle a coutume de faire lorsqu’elle arrive de Port-Royal : je m’y trouvai comme les autres ; et, la saluant à mon tour, je ne pus m’empêcher de lui dire que j’étois la seule qui fût triste parmi toutes nos Sœurs qui avoient grande joie de son retour. « Quoi ! me dit-elle, ma Fille, est-il possible que vous soyez encore triste ? N’étiez-vous pas préparée à tout ce que vous voyez ? Ne saviez-vous pas, il y a longtemps, qu’il ne faut jamais s’assurer sur l’amitié des créatures, et que le monde n’aime que ce qui est sien ? N’êtes-vous pas bien heureuse que Dieu vous ôte tout sujet d’en douter avant que vous quittiez le monde tout à fait, afin que vous fassiez cette action avec plus de courage, vous en faisant une espèce de nécessité qui vous rende inébranlable dans la résolution que vous en avez prise, puisque vous pouvez dire en quelque sorte que vous n’avez plus personne dans le monde. » Je lui répondis en pleurant qu’il me sembloit que j’en étois déjà si détachée que je n’avois pas besoin de cette expérience. Sur quoi elle reprit : « Dieu vous veut faire voir que vous vous trompez dans cette pensée ; car si cela étoit, vous regarderiez avec indifférence tout ce qui est arrivé, bien loin de vous en affliger comme vous faites. C’est pourquoi vous devez reconnoître que c’est une grande grâce que Dieu vous fait, et en bien profiter. » Elle me dit encore plusieurs autres choses sur la vanité de toute l’affection des hommes, en me tenant toujours embrassée avec beaucoup de tendresse, jusqu’à ce qu’il fallut la quitter pour laisser approcher les autres.
« Le lendemain, la mère Angélique, ayant remarqué pendant Primes une tristesse extraordinaire sur mon visage, sortit du chœur avant le commencement de la Messe ; et, m’ayant fait appeler, elle fit tous ses efforts pour donner quelque soulagement à ma douleur. Mais, parce que cet espace de temps étoit trop court pour satisfaire sa charité, aussitôt après la Messe elle me fit signe de la suivre, et, me faisant mettre auprès d’elle, elle me tint une heure entière la tête appuyée sur son sein, en m’ embrassant avec la tendresse d’une vraie mère ; et là je puis dire avec vérité qu’elle