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LIVRE DEUXIÈME.

gracieuse image : « … Quand le plus sage homme du monde auroit entrepris l’instruction d’un enfant que l’on voudroit élever pour Dieu, il n’y réussiroit pas, si Dieu même ne préparoit auparavant le fond de son cœur. Les peintres choisissent le fond pour faire leurs plus belles peintures et le préparent auparavant : c’est à Dieu, et non à nous, de former le fond des âmes et de faire cette première préparation.[1] » Mais, cela étant, il ne croyait pas permis de sonder le mystère de Dieu sur les âmes, et il travaillait comme si tout restait à faire, sachant bien que ce qui nous est demandé, ce n’est pas le succès, mais le travail même.[2] Et il disait ainsi à M. Le Maître en achevant :

« Il faut toujours prier pour les âmes des enfants, et toujours veiller, faisant garde comme en une ville de guerre. Le Diable fait la ronde par dehors ; il attaque de bonne heure les baptisés ; il vient reconnoitre la place : si le Saint-Esprit ne la remplit, il la remplira. Il attaque les enfants, et ils ne le combattent pas : il faut le combattre pour eux. Une ivraie, jetée d’abord lorsqu’on s’endort, lui suffit. Il ne cherche que de petites ouvertures dans les âmes tendres, rimulas, dit saint Grégoire. »

L’entretien était à sa fin ; M. de Saint-Cyran demanda qu’on fît venir M. de Séricourt, qui n’avait point paru encore. Tandis que M. Le Maître et ces Messieurs l’accompagnaient au départ jusqu’au carrosse,

  1. Lettre LIII, à madame de Guemené.
  2. Et qui donc pouvait mieux apprécier les effets du travail, du perpétuel travail chrétien, que M. de Saint-Cyran ? Il y a de ces arbres, comme disent les jardiniers, qui se décident tard. M. de Saint-Cyran le devait sentir en lui-même : il était un de ces arbres. Ce fut le Christianisme seul, un rejet de l’arbre de la vraie Croix, qui, greffé au cœur de cette nature un peu sauvageonne, l’adoucit à la longue, l’humanisa, la mûrit, et lui fit porter finalement ces fruits acquis, tardifs, mais d’une si savoureuse fermeté.