Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/53

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
43
LIVRE DEUXIÈME.

avec les lunettes de Saint-Cyran, a d’autant plus d’intérêt pour nous, qu’à part les Provinciales et les Pensées de Pascal, et à part Racine, la théorie littéraire chrétienne de Saint-Cyran a dominé, inspiré et comme affecté la littérature entière de Port-Royal et toute cette manière d’écrire saine, judicieuse, essentielle, allant au fond, mais, il faut le dire, médiocrement élégante et précise, très volontiers prolixe au contraire, se répétant sans cesse, ne se châtiant pas sur le détail, et tournée surtout à l’effet salutaire.[1] On remarquera très sensiblement cette façon dans Nicole, qui aurait pu certes en avoir une autre, s’il y avait pris garde.[2] M. Hamon et Du Guet, si capables de précision naturelle, d’imagination nette ou d’analyse vive, n’ont pas soigné en eux ces qualités et ne les ont pas amenées sous leur plume à l’état de talent littéraire.[3] Racine, qui s’était

  1. M. de Saci, écrivant à M. Hamon, lui disait : « Vous ne parlez que de choses édifiantes, ne craignez point d’être trop long ; vous savez d’ailleurs la parole d’un ancien : Loquacitas in œdificando nunquam est malum, si quando mala. » Les Port-Royalistes ont trop suivi le précepte.
  2. Nicole répondait à M. Singlin qui aurait voulu de la brièveté dans les écrits contre M. de Barcos avec qui l’on était en dissidence : « Ce n’est pas assez aimer la vérité que de ne la pouvoir souffrir quand elle est étendue dans toute sa force. » Il aurait pu dire avec plus de justesse : Quand elle est étendue et noyée dans toute sa redondance.
  3. Condillac, en son traité De l’Art d’écrire (livre III, chapitre 4), en a fait le reproche à Du Guet et l’a pris sur le fait de prolixité par trop rebutante : « Il y a des écrivains, dit-il, qui ont de la peine à quitter une pensée, et qui font un volume de ce dont un autre ferait à peine quelques feuillets : c’est le style de l’abbé Du Guet. » Et il le montre, dans son Institution d’un Prince, répétant à satiété quelques pensées justes, les allongeant à perte de vue sans y ajouter ni lumière ni image ; sur quoi il fait observer qu’on a peine à donner son attention à des discours écrits de la sorte : la clarté, qu’on veut trop étendre, s’efface et s’éteint ; l’auteur noie son idée et son lecteur avec lui. De là, une véritable distraction, et l’ennui, cette chose mortelle.