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APPENDICE.

ait persisté dans ce sentiment et dans cette estime du grand épistolier, si sonore et si creux, qu’il ait estimé quasi par-dessus tout sa conversation et le plaisir de voir naître naturellement devant lui ces fortes pensées (validos sensus) qu’il admirait dans ses ouvrages. J’ai peine à me persuader que ce soit là le dernier mot de Descartes sur Balzac. En fait, il ne s’est jamais vu, sous d’aussi beaux mots, de vacuité pareille, j’entends vacuité de son propre fonds. Ses belles pensées ou sont prises d’ailleurs, dans les auteurs et les livres, ou lui sont données par sa grande figure favorite, par la figure génératrice de sa forme de talent, par l’hyperbole. Croyez bien que les hommes de sens et de pensée, avec lesquels il correspondait et qui avaient l’air de donner dans le badinage, le jugeaient, et plus sûrement encore que nous : ce n’était pour eux que le plus grand hyperboliste de son temps. Le Sapere est court chez lui et le sens est à fleur de peau. Richelieu lui avait conseillé d’abord d’appliquer son talent à des sujets plus sérieux ; mais, quand il l’eut vu à l’œuvre dans le Prince, et par la lettre incongrue que l’auteur y joignit en le lui adressant (1631), il fut guéri de son souhait : on sait son mot à Bois-Robert…[1]

«Ni l’homme du monde et l’homme comme il faut (ceci est plus délicat) ne trouvaient non plus leur compte avec Balzac, bien qu’il affectât les plus illustres relations et qu’il se piquât de trancher avant tout de l’honnête homme. Nul plus que lui n’a eu le tempérament littéraire avec les défauts de vanité et de gloriole, avec la démangeaison de louanges et l’amour-propre affamé qu’on est accoutumé à y rattacher ; il a beau faire le gentilhomme et l’indifférent, le Trissotin n’est jamais loin ; les vrais gens du monde le sentaient bien, témoin Bautru et son épigramme[2]… Ces mots-là tuaient un homme à la Cour. Balzac y vint peu, y resta peu. Il sentit qu’il lui serait bon de s’éloigner et qu’il ferait plus d’effet de loin dans sa province ; il s’y tint.

« Tel est Balzac, — homme du monde jugé par Bautru, — homme de sens et de tact, jugé par Richelieu, — chrétien et homme d’intérieur, jugé par Saint-Cyran. Que reste-t-il donc ? Il reste de lui l’homme littéraire et l’homme de style, l’habile ou


    praecipue sit laudandum. Est enim in illis puritas elocutionis, tanquam in humano corpore valetudo, quae scilicet ex eo maxime credenda est optima, quod nullum relinquat sui sensum. Est insuper elegantia et venustas, tanquam in perfecte formosa muliere pulchritudo, nempe quae non in hac aut illa re, sed in omnium tali consensu et temperamento consistit, ut nulla designari possit ejus pars inter caeteras eminentior, ne simul aliarum male servata proportio imperfectionis arguatur, etc.)
     » La lettre qui est longue est toute consacrée à l’éloge de Balzac. Cette relation suivie qu’il eut avec Descartes est pour lui un grand honneur devant la postérité. C’est à Balzac que Descartes a adressé cette lettre célèbre où il décrit sa vie philosophique à Amsterdam.

  1. Voir précédemment dans ce volume, page 53
  2. Voir précédemment page 53, à la note.