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PORT-ROYAL.

l’abbesse qui étoit madame de Persan nous avoit reçus le plus honorablement qu’elle avoit pu, envoyant au-devant de nous des Religieux et des Ecclésiastiques qui portèrent en procession des Reliques et tout ce qu’il y avoit de plus vénérable dans l’abbaye. Je lui rendis visite quelque temps après pour la remercier de l’honneur qu’elle m’avoit fait. Comme nous étions seuls, elle me parla avec liberté, et me pria de lui dire sincèrement en quoi consistoit le différend qui étoit aujourd’hui dans l’Église, et s’il étoit si important.»
«Je lui dis qu’il étoit très-important, et qu’il s’agissoit de savoir à qui la gloire étoit due de la conversion du pécheur et de la persévérance du juste, ou à Dieu ou à la créature, ou à la Grâce ou au libre arbitre ; et que c’est pour cela que Bradwardin, évêque en Angleterre, qui avait écrit sur cette matière, lui avoit donné le titre de la Cause de Dieu contre les Pelagiens ; que c’étoit le fondement de l’humilité chrétienne et de nos reconnoissances envers Dieu, et que c’étoit anéantir Jésus-Christ que de soumettre sa Grâce à notre libre arbitre, que c’étoit soumettre le Libérateur au captif ; que le différend n’étoit pas si on pouvoit se sauver sans la Grâce, que chacun étoit d’accord qu’on ne le pouvoit pas, mais qu’il étoit en ce que les uns vouloient que, cette Grâce étant donnée à tous les hommes chacun en faisoit l’usage qu’il lui plaisoit, comme chaque soldat ayant une épée s’en sert bien ou mal ; et quelques autres vouloient que cette Grâce de Jésus-Christ ne fût pas donnée à tous, mais que, dans ceux en qui elle se trouve, elle est victorieuse des ennemis du salut dont le plus grand est l’amour de soi-même ou la concupiscence : qu’on pourroit entrer dans le sentiment des premiers, si ce n’étoit l’affoiblissement que nous avions reçu par la chute du premier homme ; qu’avant cette chute, ayant toute sa santé et toute sa force, il pouvoit avec la Grâce faire ce qui lui étoit ordonné, comme le bras qui est en santé et dans la vigueur peut combattre avec une bonne épée ; mais qu’ayant perdu nos forces avec la santé, nous ne pouvions faire usage de notre libre arbitre affoibli par la concupiscence, si la Grâce de Jésus-Christ ne lui rendoit la santé et la force ; que de ne pas reconnoître que nous étions malades dans l’âme, c’étoit ne vouloir pas avouer que Jésus-Christ étoit notre médecin ; que de ne vouloir pas reconnoître que le malade n’a pas autant de force que s’il étoit en santé, c’étoit pécher contre le sens commun ; qu’il avoit donc besoin d’une Grâce plus forte et qui put remédier à son mal, et que c’est pourquoi on appeloit la Grâce médicinale de Jésus-Christ ; que c’étoit le bras qui étoit la cause principale de la victoire, et que la gloire lui en étoit due et non pas à l’instrument ; mais que le libre arbitre (notre bras, au moral) étant devenu malade, la Grâce de Jésus-Christ est la cause principale de la victoire, et elle se sert de lui comme d’un instrument, non pas d’un instrument inanimé, puisqu’il coopère avec elle, mais que c’est elle qui le fait agir et qui le rend victorieux : d’où il s’en suit que la gloire en est due à Dieu, et non point à l’homme, Dieu étant celui qui le fait vouloir et qui lui donne l’action aussi bien que la volonté.»
«Qu’on ne peut pas dire que c’est la volonté qui fasse la différence[1] du victorieux et de l’élu d’avec celui qui ne l’est pas, sans contredire l’apôtre saint Paul qui a décidé que rien de nous-mêmes ne nous pouvoit différencier ; que si la Grâce étoit commune à l’un et à l’autre, ce qui est com-

  1. Je change deux ou trois mots au style vieilli de M. Feydeau pour plus de clarté.