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APPENDICE.

mun ne distinguant point, ce ne seroit pas la Grâce qui feroit la différence, puisqu’elle seroit commune : comme l’homme n’est pas distingué de la bête parce qu’il est animal, ce qui est commun à tous deux, mais parce qu’il est raisonnable, ce qui lui est propre. Ainsi l’homme se distingueroit d’un autre homme, non par la Grâce qui seroit commune à celui qui se convertit et à celui qui ne se convertit pas, mais par le consentement qu’il lui auroit plu donner à cette Grâce, par lequel il l’auroit rendue efficace, et se seroit converti.»
«Que ce seroit encore contredire l’apôtre saint Paul quand il dit que l’affaire du salut ne dépend point de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde : car, si Dieu faisoit la miséricorde à tous de leur donner sa grâce, l’affaire du salut ne dépendroit point de sa miséricorde, mais de celui qui veut et qui court.»
«Que l’homme seroit le sauveur de lui-même, comme un homme vaillant se sauve du péril avec son épée : ce qui est anéantir Jésus-Christ ; qu’il seroit son propre libérateur, puisqu’il pourroit se délivrer quand, il lui plairoit, et que l’esclavage et la captivité du péché ne seroit qu’imaginaire, – comme la prison n’est qu’imaginaire quand nous en sortons lorsqu’il nous plaît ; et que, si la volonté pouvoit se délivrer et rompre ses liens, et que ce ne fût point Dieu qui le fit par une Grâce de Libérateur, cette volonté n’auroit jamais été captive.»
«Qu’il importoit peu à Pélage et aux Pélagiens qu’on dit que la Grâce étoit un don surnaturel et qu’il nous était donné par les mérites de Jésus-Christ ou qu’on la mît dans l’esprit et dans la volonté, et qu’on la fît autant intérieure qu’on voudroit, pourvu qu’on dît en même temps que tout le monde avoit cette Grâce, et que chacun la faisoit agir comme il vouloit, comme étant soumise à la volonté, parce que c’étoit elle qui la déterminoit à l’action : car, pendant tant d’années qu’il a combattu cette Grâce il ne s’est jamais avisé de se plaindre de tous les avantages qu’on lui auroit voulu donner, pourvu qu’on ne dît point que nous agissions quand Dieu nous la donnoit, et que nous ne pouvions agir quand il ne la donnoit pas : ce qu’il croyoit nous ôter la liberté et faire Dieu acceptateur des personnes.»
«Il y a une liberté, dit Pélage ; donc il n’y a point de Grâce. Il y a une Grâce, dit Calvin, donc il n’y a point de liberté. Il y a Grâce, dit l’Église contre Pélage ; et il y a liberté, dit-elle contre Calvin[1]. C’est là, comme je l’ai dit dès le commencement, le fondement de l’humilité chrétienne qui reconnoît que tout le bien qui est en nous vient purement de la Grâce ; que comme nous ne l’avons point méritée, nous ne pouvons nous en glorifier en nous-mêmes ; et qu’autrement il faudroit dire que nous aurions fait en nous-mêmes plus que Dieu, car il ne nous a faits qu’hommes, et nous nous serions faits hommes de bien et vertueux ; ce qui est beaucoup plus

  1. Ceux qui lisent cette exposition jusqu’au bout sentiront pourtant combien tous les arguments sont dirigés contre Pélage en faveur de la Grâce, et combien il y en a peu à l’appui de la liberté contre Calvin ; je n’en vois pas même un seul en ce dernier sens. Le grand et habile professeur royal en Sorbonne, M. de Sainte-Beuve, lequel en son bon temps était le docteur de l’Augustinianisme presque à l’égal d’Arnauld, écrivait un jour au docteur Saint-Amour, alors à Rome (août 1652) : «Je suis hors de mes leçons, dans lesquelles je puis dire que ita explicatum est liberum arbitrium, ut vicerit Dei gratia.» Il était bien subtil s’il avait su maintenir le libre arbitre dans ce triomphe de la Grâce. M. Feydeau ne paraît se préoccuper que de celle-ci.