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APPENDICE.

change et qu’on le modifie avec les siècles. Il y a une politique à côté d’une religion.


SUR LA MORT DE M. DE SAINT-CYRAN.

(Se rapporte à la page 204.)


Il est bon, en tout ceci, de bien établir à qui l’on a affaire et de savoir de quelle nature sont les ennemis et calomniateurs qui vont poursuivre Port-Royal et le Jansénisme pendant toute sa durée. Confrontons, s’il vous plaît, les deux esprits. Voici d’abord les parties essentielles du récit de Lancelot, l’homme simple, véridique, sincère, le fidèle Elisée de M. de Saint-Cyran. Celui-ci voyait diminuer sa santé depuis quelque temps et avait des pressentiments de sa fin (1643) :

« Trois jours avant sa mort (c’était le jeudi 8 octobre, car il mourut le dimanche, m’étant donné l’honneur de passer encore chez lui, nous dit Lancelot, je le trouvai fort foible, parce qu’outre le reste il avoit eu une perte de sang par les hémorroïdes où il avoit fallu porter le rasoir. Néanmoins il ne laissoit pas de travailler, pratiquant cette parole qu’il disoit quelquefois aux autres : « Stantem mori oportet. » Il me dit en entrant « Vous venez bien tard, voici l’heure de nous retirer. » En effet, trois heures venoient de sonner. Je lui répondis que je venois seulement en passant pour lui rendre mes respects et apprendre des nouvelles de sa santé. Il voulut savoir d’où je venois. Je lui dis que je venois de chez M. Ménard, chirurgien, pour un mal que j’avois au genou, qu’on croyoit être le commencement d’une loupe. Il me répondit : « Vous êtes trop heureux si Dieu commence à vous affliger. Voyez-moi, ajouta-t-il, me voilà si foible que je ne puis presque me soutenir (il étoit assis dans une chaise à bras), et la moindre fièvre qui me prendroit à cette heure m’emporteroit. » Je me mis à sourire, parce qu’en effet je m’imaginois qu’un homme aussi nécessaire que lui à l’Église devoit être comme immortel, et que Dieu, l’ayant mis en liberté, ne le tireroit pas du monde qu’il n’eût achevé ce qu’il avoit entrepris pour son service. Mais nos pensées sont bien foibles pour pénétrer les desseins de Dieu. Il me répondit donc avec un certain air tout plein de bonté : « Vous riez ? cela est pourtant vrai… »
« Ensuite il me demanda des nouvelles de M. de Bascle qui étoit fort malade alors et dont je m’étois rendu le garde pour avoir soin de lui. Je lui dis l’état où il étoit…, qu’il avoit pris des vomitifs depuis huit jours…, mais que, pour tout soulagement, son dernier accès avoit été plus long et plus violent que tous les autres, et qu’à cause de cela le médecin, qui étoit M. Guenaud, lui en avoit encore ordonné trois autres. M. de Saint-Cyran, qui n’étoit pas trop pour les remèdes, me répondit : « Dites-lui que je lui conseille de n’en point prendre davantage : si Dieu veut, il le guérira bien sans cela. » Et puis, s’étant un peu arrêté pour lever les yeux vers Dieu à son ordinaire, il ajouta : « Dites-lui qu’il fasse dire plutôt trois messes,