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PORT-ROYAL.

que de n’être que simplement hommes. C’est le fondement aussi de notre reconnoissance, puisque, si nous avons quelques mérites, ils viennent de la Grâce qui est telle que, si Dieu l’eût donnée à un autre, il auroit fait ce qu’elle nous a fait faire, et que Dieu ne fait autre chose que de couronner ses dons en couronnant nos mérites. » —
« Madame l’abbesse écouta ce discours avec beaucoup de patience. Elle me dit qu’elle avoit été élevée dans ce sentiment, et qu’il y avoit un bon Ecclésiastique qui gouvernoit l’abbaye où elle demeuroit, qui lui avoit appris toutes ces grandes vérités. Je lui dis que, pour s’y confirmer, elle n’avoit qu’à lire quatre petits livres de saint Augustin traduits par M. Arnauld[1]. Elle me pria de les lui prêter, ce que je fis : elle les lut et en fit sa consolation et un moyen pour avancer dans la piété ; et quand il venoit des Religieux ou des Ecclésiastiques d’un sentiment opposé, elle ne faisoit que leur dire : « La doctrine de saint Augustin sur la Grâce est-elle catholique ou non ? » ce qui les embarrassoit fort, car ils n’étoient pas assez téméraires pour dire que non ; elle leur eût opposé tous les Papes, tous les Conciles et toute l’Église. Que s’ils avouoient qu’elle étoit catholique, elle les obligeoit à lire eux-mêmes le saint Augustin qu’elle tenoit à la main ; et elle leur montroit, par exemple, que nous n’avions pas tous la Grâce, en leur faisant lire la Préface du livre de la Correction et de la Grâce qui établit que tout le monde ne l’a pas, comme les moines d’Adrumète dont on lui écrivoit (à Saint-Augustin) le supposoient…«
« Ainsi ceux qui s’alloient plaindre à elle de ma doctrine s’en retournoient assez mortifiés de ne l’avoir pas pu persuader, et de n’avoir pu lui répondre. »

Et maintenant que nous avons, pour ainsi dire, assisté à un catéchisme selon Port-Royal, l’on conçoit fort bien pourtant que si madame l’abbesse de Saint-Jacques était satisfaite, d’autres esprits fussent moins dociles et moins soumis, M. Feydeau réprouva en prêchant dans cette cure de Vitry, où il rencontra des résistances obstinées. Le bruit en vint jusqu’à Paris. Étant allé voir dans un voyage qu’il y fit en 1674 l’archevêque, M. de Harlay, ce prélat le reçut fort bien (selon son usage), mais il lui dit : « Il y a eu du bruit à Vitry.» M. Feydeau lui répondit « qu’il en avoit pu être l’occasion, mais qu’il n’en avoit pas été la cause ; qu’il n’avoit annoncé les vérités chrétiennes que dans la manière que l’Église nous les propose. » Sur quoi le prélat lui fit observer « que ce n’étoit pas assez que d’avoir les sentiments de l’Église, qu’il falloit parler comme l’Église parloit aujourd’hui. » Aujourd’hui ! ce mot d’un prélat politique m’a frappé ; et, en effet, la seule objection qu’on était en droit d’adresser au Jansénisme, c’était non pas d’être une hérésie, puisqu’il était parfaitement conforme à la doctrine de saint Augustin et de saint Paul, mais c’était d’être un anachronisme. Les Jansénistes ont eu la simplicité de croire que le Christianisme, en tant que divin, était un et immuable, tandis qu’il

  1. Ce sont ceux dont j’ai parlé plus haut.