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PORT-ROYAL

sorte que celui-ci fut extrêmement surpris quand son ami lui dit qu’elle avait été faite à la hâte en sa présence. M. de Saint-Cyran raconta ensuite cette histoire à M. Le Maître, qui n’avait pas été tout-à-fait exempt du même mal, et lui dit : « On ne pouvoit mieux confondre la vanité de M. de Balzac et le temps qu’il perd à faire ses lettres, qu’en lui en faisant une tout en courant et en présence de son ami, qui pouvoit le lui témoigner. »

Mais voici qui est mieux et qui saisit le personnage littéraire plus au vif, ce me semble, que n’a fait jusqu’ici aucune anecdote connue. Un jour, comme, en présence de Balzac, M. de Saint-Cyran vint à toucher certaines vérités et à les développer avec force, Balzac, attentif à tirer de là quelque belle pensée pour l’enchâsser plus tard dans ses pages, ne put s’empêcher de s’écrier : Cela est merveilleux ! se contentant d’admirer sans se rien appliquer. M. de Saint-Cyran, un peu impatienté, lui dit très ingénieusement : « M. de Balzac est comme un homme qui seroit devant un beau miroir d’où il verroit une tache sur son visage, et qui se contenteroit d’admirer la beauté du miroir sans ôter la tache qu’il lui auroit fait voir. » Mais là-dessus, Balzac, plus émerveillé que jamais, et oubliant derechef la leçon pour ne voir que la façon, s’écria encore plus fort : Ah ! voilà qui est plus merveilleux que tout le reste ! sur quoi M. de Saint-Cyran, malgré lui, se prit à rire ; il vit bien qu’il avait affaire à un incurable bel esprit, à un pécheur laps et relaps en matière de trope et de métaphore : il en désespéra.

Nous voici tout d’un coup entrés avec M. de Saint-Cyran, au cœur ou, si l’on aime mieux, au creux du talent de Balzac, et par le défaut de la cuirasse ; il n’y a plus qu’à profiter de cette ouverture.[1]

  1. Un des rédacteurs de la Revue chrétienne que dirige M. de