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PORT-ROYAL.

Molière me paraît donc représenter la nature dans une acception aussi entière et plus souveraine que je ne l’ai trouvée chez Montaigne, en qui elle est trop analysée[1]. Il me paraît remplir cette idée presque autant que Shakspeare, le plus grand (dans l’ordre poétique) des hommes purement naturels. Shakspeare, comme génie dramatique, a plus que Molière les cordes tragiques et pathétiques, que celui-ci chercha toujours sans les pouvoir puissamment saisir ; mais si l’on complète le talent de Molière par son âme, on le trouve pourvu de ce pathétique intérieur, de ce sombre, de ce triste amer, presque autant que Shakspeare lui-même a pu l’être.

Au fond, quoiqu’il n’ait fait que des comédies, Molière est bien autrement sérieux, bien moins badin que Montaigne. Il a au cœur la tristesse ; il a aussi la chaleur. Raillant l’humanité comme il fait, il a l’amour de l’humanité, ce qui est peut-être une inconséquence, mais une inconséquence noblement naturelle. Il a des portions de prodigalité, de dévouement. C’est par tous ces traits qu’il me semble exprimer en lui au complet ce que j’ai appelé la morale des honnêtes gens, cette morale ici dans toute sa sève, qui lui fit faire le Tartufe d’indignation, et qui fait qu’à chaque reprise de l’hypocrisie Tartufe triomphera. Chez lui, à travers les irrégularités, elle s’appuyait à un fonds d’une admirable franchise. La même morale encore, on la retrouverait plus froide et plus ferme chez Montesquieu, toute calculée chez Fontenelie ; chez La Bruyère elle est si avant mêlée à un Christianisme incontestable, qu’on ne sait où elle finit et où le vrai Christianisme commence. Voltaire ne l’a pas toujours eue, cette morale des honnêtes gens ; Retz

  1. Le visage traduit assez bien cette différence : Molière a la narine plus large, plus ouverte, et qu’enflera le souffle de la passion ; Montaigne a le nez plus fin, un peu mince.