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PORT-ROYAL.

pour cela j’ai pensé d’avoir céans un pauvre malade, à qui on rende les mêmes services comme à moi, qu’on prenne une garde exprès, et enfin qu’il n’y ait aucune différence de lui à moi, afin que j’aie cette consolation de savoir qu’il y a un pauvre aussi bien traité que moi, dans la confusion que je souffre de me voir dans la grande abondance de toutes choses où je me vois. Car, quand je pense qu’au même temps que je suis si bien, il y a une infinité de pauvres qui sont plus malades que moi, et qui manquent des choses les plus nécessaires, cela me fait une peine que je ne puis supporter ; et ainsi je vous prie de demander un malade à monsieur le Curé pour le dessein que j’ai. »
« J’envoyai à monsieur le Curé à l’heure même, qui manda qu’il n’y en avoit point qui fût en état d’être transporté ; mais qu’il lui donneroit, aussitôt qu’il seroit guéri, un moyen d’exercer la charité, en se chargeant d’un vieux homme dont il prendroit soin le reste de sa vie ; car monsieur le Curé ne doutoit pas alors qu’il ne dût guérir.
« Comme il vit qu’il ne pouvoit pas avoir un pauvre en sa maison avec lui, il me pria donc de lui faire cette grâce de le faire porter aux Incurables, parce qu’il avoit grand désir de mourir en la compagnie des pauvres. Je lui dis que les médecins ne trouvoient pas cela à propos, de le transporter en l’état où il étoit, ce qui le fâcha beaucoup : il me fit promettre que, s’il avoit un peu de relâche, je lui donnerois cette satisfaction. »

Voilà, une fois encore, assez ouvertement les deux philosophies, ou plutôt la religion et la philosophie, en présence avec leurs fruits à la main. Que vous en semble ? À quoi servent ces veilles, ces jeûnes, ces retranchements, toutes ces choses qui font dire à Montaigne : « Est-ce pas un misérable animal que l’homme ? À peine est-il en son pouvoir, par sa condition naturelle, de gouster un seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher ?… » Tout cela sert (quand c’est l’esprit qui y tient la main) à ce que le misérable animal dont parle Montaigne, et dont il veut faire simplement un heureux animal, sorte de son habitude et