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APPENDICE.
effet c’étoit là son sentiment (à lui le Père Labbe) sur la Grâce suffisante donnée à tous, mais que c’étoit le sentiment des Pélagiens que saint Prosper réfutoit, dont tout le monde fut convaincu quand j’eus lu la suite :

. . . . . . . . . . . Dic unde probes quod Gratia Christi
Nullum omnino hominem de cunctis qui generantur
Praetereat. . . . .[1]


Quoique ce Père souffrit la dernière confusion, il soutenoit néanmoins la dispute avec tant de confiance de visage que, si quelqu’un fût entré et qu’il n’eût jugé de ce que l’on disoit que par la mine, il eût cru qu’il eût eu l’avantage. Mais on fut bien étonné quand il consentit à renouer la partie à huitaine ; et, conservant toujours le même visage, il dit à M. de Bagnols, en sortant, qu’il pensoit bien que M. de Bagnols n’étoit pas encore bien convaincu en sa faveur. M. de Bagnols lui dit qu’il ne pouvoit pas l’être davantage du tort qu’il avoit d’avoir fait un tel livre sans avoir lu saint Augustin, comme il l’avoit avoué. Je lui demandai en quelle confiance il pouvoit avoir traité des prêtres de Jésus-Christ d’hérétiques et de monstres sans savoir ni ce qu’ils disoient pour eux ni ce qu’il pouvoit dire contre eux ! Il me dit qu’il ne l’avoit dit que dans ses vers et que ce n’étoient que des figures poétiques[2].
« Tous ces messieurs furent tellement satisfaits de M. de Sainte-Beuve et de la lumière qu’il donna sur les vérités qu’on vouloit faire passer pour des hérésies, que chacun sembloit triompher dans son intérieur. Mais ce qui est de surprenant, c’est que, contre la parole donnée, le Père Labbe fit réimprimer son livre. J’en fis des plaintes à quelques-uns des Messieurs qui ne me répondirent que par leur silence en levant les épaules, donnant à entendre que tout étoit permis à ces gens-là. J’ai un petit abrégé, parmi mes papiers, de cette conférence. »

Les armes sont journalières ; et je ne veux rien dissimuler : vers le temps de cette conférence et un peu auparavant il s’en était tenu une autre à Saint-Sulpice chez le curé M. Olier, entre le Père Des Mares et Dom Pierre de Saint-Joseph, feuillant, sur les mêmes matières de la Grâce (mai 1652). La conférence était à l’intention de M. et de madame de Liancourt et pour tâcher de les ramener aux bons principes tels qu’on les entendait à Saint-Sulpice. Le maréchal de Schomberg, frère de madame de Liancourt, y assistait. On assure que dans cette joute réglée le Père Des Mares n’eut point l’avantage. Il était meilleur prédicateur que conférencier. (Voir les Mémoires du Père Rapin, tome I,

  1. Saint Prosper, après avoir exposé la doctrine adverse, la réfute : « Dis-nous quelle preuve tu as que la Grâce du Christ s’étende absolument à tous sans excepter un seul de ceux qui viennent au monde… » — Disons nous-même toute la vérité : ce saint Prosper paraît bien féroce, et l’on est tenté, à première vue, de faire comme le Père Labbe et de prendre l’objection pour l’article de foi.
  2. C’est ce qu’il répondit également à M. de Sainte-Beuve, « que cela étoit écrit poetice. »