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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

toutes les difficultés nouvelles qu’il se créait. La variété, la couleur et l’émotion y circulent comme dans ses autres produits des saisons antérieures et des régions plus embrasées. Quelques-unes de ces pièces, telles que le Juif errant, sont purement poétiques, artistiques ; l’inspiration de cette admirable ballade, en effet, c’est la perpétuité de la course maudite, la folle rage du tourbillon : la moralité n’y vient que d’une façon détournée et secondaire ; on n’a pas le temps de l’entendre. Ailleurs, comme dans Jeanne la Rousse, la poésie, éludant le côté sévère et périlleux du sujet, c’est-à-dire le braconnier, tourne au sentiment, à la complainte gracieuse et touchante. Mais dans les Contrebandiers, le poëte n’élude rien ; il accepte la question sociale dans son énormité, il la tranche avec audace ; l’air pur du sommet des monts l’a enivré, et sa voix, que redit et renfle l’écho des hautes cimes, ne nous est jamais venue si sonore. Les Contrebandiers ne sont pas seulement, comme les Bohémiens, un délirant caprice de vie aventurière, de liberté sans frein et de migration sans but ; les Contrebandiers ne sont pas les enfants perdus et incorrigibles des races dispersées ; ce sont, comme Béranger le conçoit, les sentinelles avancées, les éclaireurs hasardeux d’une civilisation qui s’approche :

Nos gouvernants, pris de vertige,
Des biens du ciel triplant le taux,
Font mourir le fruit sur sa tige,
Du travail brisent les marteaux,
Pour qu’au loin il abreuve