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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

abordent le même sujet sous forme directe, sur un ton de lyrisme grave et didactique : c’est l’hymne auguste du philosophe, ce sont les vers dorés de la science nouvelle.

Nous voilà, en apparence, bien loin de la chanson, et réellement nous avons atteint et passé les dernières limites ; le champ est parcouru dans tous les sens, toutes les collines à l’horizon sont gravies. Une fois à cette hauteur, on peut tirer l’échelle ; il n’y a plus un coin de chanson vacante où mettre le pied. Et, en effet, il est à remarquer que, tandis que d’autres éminents poètes de nos jours, MM. de Lamartine et Hugo, par exemple, ont engendré de si nombreux imitateurs, Béranger n’en a eu, à vrai dire, aucun, quoiqu’il soit le plus populaire. Il a clos, après lui, le genre qu’il avait ouvert le premier. En sa spirituelle préface, le chansonnier semble regretter qu’aucun de nos jeunes talents ne se soit essayé dans une voie qu’il croit fertile encore ; ce conseil et ce regret, j’ose le dire, tombent à faux. Sans doute on chante, on chantera longtemps et toujours en France. L’esprit gaulois, nous l’avons remarqué déjà, est imprescriptible, et il se perpétue par une veine facile, même sous les nouvelles qualités sérieuses qu’il a acquises. Aussi comptons-nous bien que quelque grand poëte succédera assez tôt pour ne pas laisser s’interrompre la postérité directe et si française de Rabelais, Régnier, Molière, La Fontaine et Béranger. Mais sous la forme particulière dont Béranger a fait usage, la mise en œuvre de cet esprit national nous semble pour longtemps interdite. Un tel à-propos