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BÉRANGER


quoi et comment j’ai pu avoir tort envers une personne que j’ai toujours fait profession d’honorer autant que vous. Il me revient encore récemment que vous avez fait dire à un tiers que vous n’avez pas pris parti contre lui dans l’affaire de M. Sainte-Beuve[1], et que même vous aviez à vous plaindre de moi. Si ce tiers n’a su de quoi il était question, comme cela a dû lui paraître, je ne le sais pas davantage ; et, en général, ce qui m’a été le plus clair depuis plusieurs mois, c’est que vous pensiez avoir quelque sujet de plainte sur mon compte et le disiez assez volontiers à beaucoup de personnes. On ajoutait que vous vous étiez reconnu dans un portrait du livre que je vous ai porté, la dernière fois que je vous ai vu. Cela d’abord m’a paru difficile, car je puis vous assurer en toute bonne foi que vous n’êtes pour rien dans aucun de ces portraits. Il y en a deux (à l’endroit qu’on m’indiquait)[2] de fort clairs, et si j’eusse voulu vous mettre dans le troisième, il ne m’eût pas été difficile de le faire plus reconnaissable. Mais vous n’êtes pas ce troisième, et même, à vrai dire, personne ne l’est, puisque les traits sont assez généraux pour convenir à deux ou trois personnes dont aucune ne serait vous. Quant au paragraphe qui suit ces trois portraits, et où vous auriez, m’a-t-on dit, trouvé quelque trait offensant, une lecture un peu moins prévenue vous aurait fait voir qu’il ne s’agissait plus des trois portraits précédents, mais de traits nouveaux s’adressant à d’autres caractères qui ne sont qu’à peine indiqués, et auxquels on ne pourrait, à moins d’être bien devin, rattacher aucun nom propre. Je rougis presque d’avoir à entrer

  1. Une sotte affaire, qui me fut suscitée par M. Coessin soutenu (chose étrange !) par les chefs du parti républicain, MM. Jules Bastide et Raspail, pour mon article de la Revue des Deux Mondes sur Ballanche. Cet article avait déplu aux uns et aux autres pour des motifs différents. Les Thibaudeau, père et fils, je m’en souviens, étaient courroucés. Carrel, qui était alors en prison ou du moins dans une maison de santé, entendit durant des semaines toutes ces sottises et ces colères que soulevait un portrait littéraire impartial et ressemblant, le portrait du doux Ballanche ! Il se garda bien de dire un mot de bon sens et d’équité, qui eût coupé court aux déclamations et qui eût mis fin aux tracasseries. J’étais encore rédacteur du National ; je cessai, à partir de ce moment, de l’être ; je n’y remis plus les pieds, même pour solde d’articles qui m’étaient dus, et j’appris par expérience comment les partis entendent la liberté de la presse, même littéraire. La leçon me profita.
  2. Au chapitre xxi de Volupté.