Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/193

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mes yeux le morceau même en son entier, je ne craindrai pas de l’insérer ici. Les deux ou trois passages qui ont été donnés dans mon ouvrage de Chateaubriand et son Groupe littéraire, 14e leçon, tome I, pages 351-353, se retrouveront ici à leur place et avec plus d’exactitude :


« Note commencée au printemps de 1810, continuée en 1817 ou 1818, etc.

« Sur ma vie jusqu’à présent, et autres considérations analogues.

« La vie morale même d’un homme dépend du sort, etc.

« Sur amitié désirée et obtenue presque en vain.

« Me voici parvenu à trente-neuf ans et demi ; il y a plus de vingt ans que je suis sorti du collége : dans cette moitié de la vie (car la durée de l’homme n’est que de quarante ou quarante-huit ans entre l’une et l’autre débilité), dans cette moitié de la vie, je cherche vainement une saison heureuse, et je ne trouve que deux semaines passables, une de distraction en 1790 et une de résignation en 1797.

« J’ai erré toujours inquiet, toujours surchargé d’embarras sans avoir jamais eu, avec quelque apparence de durée, ni le cabinet commode et solitaire qui m’aurait été indispensable, ni la terre sauvage où je me serais plu, ni la vie frugale qui m’aurait contenté. J’ai vu tomber père, mère, femme et fortune. J’ai été séparé de mes amis ; je n’ai pu conduire les premières années de mes enfants ; et, aujourd’hui, dans le vingt et unième de ces tristes printemps, j’ignore quelle région j’habiterai dans quelques mois et dans quelle autre peut-être sera ma fille. Son sort n’est point commencé, le mien n’est pas plus avancé qu’il ne l’était il y a vingt ans ; il est même beaucoup plus inquiétant qu’il ne paraissait alors devoir l’être.

« Avec une santé généralement bonne en un sens et constante, mais un corps fatigué de tant d’ennuis et de tant de manières de vivre diverses et le plus souvent contraires, je suis découragé par cette incurable faiblesse des membres[1] qui, en m’ôtant les ressources qu’un autre homme trouverait dans le malheur, me prive de cette résignation, de cette heureuse sécurité que je trouverais dans mes

  1. M. de Sénancour était affligé d’une faiblesse singulière des bras qui, dans un homme d’une constitution primitivement assez forte, étaient comme ceux d’un enfant.