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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

« Pour moi, je ne manque point d’occupations importantes ; tantôt je dirige l’eau dans le potager, tantôt j’écarte la neige qui embarrasserait les sentiers. Une fois même, par un travail assez considérable, je me suis emparé d’une eau qui se perdait à plus de cinq cents toises d’élévation et qui, en formant un marécage, aurait causé un jour quelque dangereux éboulement. Elle forme maintenant une cascade à l’endroit où commence… » (Ici la page est déchirée et l’on n’a pas la fin du morceau.)

J’épuiserai enfin le petit trésor manuscrit qui a été mis à ma disposition, en indiquant quelques vers de la jeunesse de Sénancour, une romance sur le rossignol, une espèce d’épître intitulée : J’ai vu, dans la forme, sinon dans le genre de la pièce attribuée à Voltaire, et qui fut composée à vingt-six ans. J’aime mieux compléter mes citations par la page suivante, qui est de l’entière maturité de l’auteur et qui consomme son propre jugement sur lui-même :

« Il y a, dit-on, dans mes écrits trop de vague et trop de doute.

« Je pense que ce reproche tombera et que c’est précisément par cette sorte de tendance que peut-être mes écrits devancent les temps. C’est par le vague qu’on s’approche de l’universalité, c’est par le doute qu’on s’éloigne moins de la vérité.

« Mes écrits paraîtront sombres, et l’on ne manquera pas d’y voir un effet du malheur qui m’a poursuivi. Je crois que l’on se trompera. D’ailleurs le malheur devrait à la longue influer bien plus sur mon humeur que sur mes opinions : or, j’aime extrêmement la gaieté de l’intimité, et je rirais comme un autre, quoique je sente le poids de cette main de fer qui reste appuyée sur moi : mais je pense que c’est dans ce qu’on appelle (bien ou mal) mélancolie que nous trouverons les lumières désormais utiles.

« Dans ces siècles d’affectation et d’apparence, il aurait pu arriver que je fusse le seul qui entendît, qui voulût entendre ces regrets profonds que l’étude des choses inspire, seule voie sans doute qui puisse ramener les hommes au bonheur. Cependant il s’est trouvé que bientôt après M. de Chateaubriand, qui avait vu l’Amérique, a écrit éloquemment dans ce genre ; Mme de Staël paraît avoir aussi senti l’étendue de nos pertes, mais la société a détourné ses idées ; l’intention de jouer un rôle absorbe toutes celles de M. de Chateaubriand : le dénûment rendra les miennes inutiles.