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SÉNANCOUR.

à nous occuper pourrait s’adresser à presque toutes les âmes en ce siècle où le spectacle le plus rare est assurément l’énergie morale de la volonté. Le xviiie siècle, lui, en avait une, et bien puissante, au milieu de ses incohérences ; il la déploya dans des voies de révolte, il l’épuisa à des œuvres de destruction. Notre siècle, à nous, en débutant par la volonté gigantesque de l’homme dans lequel il s’identifia, semble avoir dépensé tout d’un coup sa faculté de vouloir, l’avoir usée dans ce premier excès de force matérielle, et depuis lors il ne l’a plus retrouvée. Son intelligence s’est élargie, sa science s’est accrue ; il a étudié, appris, compris beaucoup de choses et de beaucoup de façons ; mais il n’a plus osé ni pu ni voulu vouloir. Parmi les hommes qui se consacrent aux travaux de la pensée et dont les sciences morales et philosophiques sont le domaine, rien de plus difficile à rencontrer aujourd’hui qu’une volonté au sein d’une intelligence, une conviction, une foi. Ce sont des combinaisons infinies, des impartialités sans limites, de vagues et inconstants assemblages, c’est-à-dire, sauf la dispute du moment, une indifférence radicale. Ce sont, en les prenant au mieux, de vastes âmes déployées à tous les vents, mais sans une ancre quand elles s’arrêtent, sans boussole quand elles marchent. Cette excroissance démesurée de la faculté compréhensive constitue une véritable maladie de la volonté, et va jusqu’à la dépraver ou à l’abolir. Elle l’abolit dans le sein même de l’intelligence qui se glace en s’éclaircissant, qui s’efface, s’étale au delà des justes bornes, et n’a plus ainsi de centre lumineux, de puis-