Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/244

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présentement, et qu’il demeurait plus sourd que le rocher, quoique le peuple eût soif dans le désert. En observant plus attentivement, d’ailleurs, la masse confuse de cette société où il n’avait d’abord vu que froideur et mort, il a découvert sous les premières couches croupissantes un grand travail de fermentation et de courants, et il s’est dit que c’était de ce côté plutôt qu’il fallait agir pour renouveler. On voit que le but est resté le même : spiritualiser, guérir, moraliser chrétiennement une société passée du matérialisme à l’indifférence ; mais dans le second procédé, auquel M. de La Mennais a recours depuis cinq ans environ, c’est à la société elle-même, c’est à ses éléments vierges et profonds, c’est au peuple en un mot qu’il s’adresse pour le régénérer par la parole et l’épurer. La méthode de liberté a remplacé chez lui ou du moins tempéré la méthode d’autorité. Cela sera sensible dans son développement philosophique, comme cela l’est déjà dans sa prédication politique. Vis-à-vis du Saint-Siège, M. de La Mennais peut rester soumis, docile et pleinement adhérent en matière de foi ; mais il a cessé de l’invoquer directement pour l’œuvre temporelle ; on sent qu’il n’en espère plus une effusion prochaine de doctrine qui descende sur le siècle. En face des gouvernements, il est resté moins pénétré d’estime que jamais ; il a mesuré plus à nu leur égoïsme borné et leur absolue résistance à l’esprit. À cet aspect repoussant, les paroles de Samuel ont redoublé sur ses lèvres, mais les paroles d’un Samuel qui se sent pour le reste des hommes les entrailles de Jean le bien-aimé.