Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/288

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
280
PORTRAITS CONTEMPORAINS.

Aux soi-disant poëtes de son époque qui dépensaient leurs rimes sur des descriptions, des tragédies ou des épopées, toutes de convention et d’artifice, Saint-Martin fait honte de ce matérialisme de l’art :


Mais voyez à quel point va votre inconséquence !
Vous vous dites sans cesse inspirés par les cieux,
Et vous ne frappez plus notre oreille, nos yeux,
Que par le seul tableau des choses de la terre ;
Quelques traits copiés de l’ordre élémentaire.
Les erreurs des mortels, leurs fausses passions,
Les récits du passé, quelques prédictions
Que vous ne recevez que de votre mémoire.
Et qu’il vous faut suspendre où s’arrête l’histoire :
Voilà tous vos moyens, voilà tous les trésors
Dont vous fassent jouir vos plus ardents efforts !


Par malheur, Saint-Martin lui-même, ce réservoir immense d’onction et d’amour, n’avait qu’un instrument incomplet pour se répandre ; le peu de poésie qu’il a essayée, et dont nous venons de donner un échantillon, est à peine tolérable ; bien plus, il n’eut jamais l’intention d’être pleinement compris. Lié à des doctrines occultes, s’environnant d’obscurités volontaires, tourné en dedans et en haut, il n’est là, en quelque sorte, que pour perpétuer la tradition spiritualiste dans une vivacité sans mélange, pour protester devant Dieu par sa présence inaperçue, pour prier angéliquement derrière la montagne durant la victoire passagère des géants. J’ignore s’il a gagné aux voies trop détournées, où il s’est tenu, beaucoup d’âmes de mystère ; mais il n’a en rien touché le grand nombre des âmes ac-