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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

dissimule les misères et les petitesses de celle-ci, ce n’est pas que je méconnaisse le mérite et la force des entreprises. En présence surtout de l’œuvre et de la vie de M. de Chateaubriand, j’ai senti combien il sied à la faculté puissante, au génie, d’enfanter de longues espérances, de se proposer de grands buts, d’épouser d’immenses causes. À trente ans, d’ordinaire, le premier cours naturel de la jeunesse s’affaiblit. À s’en tenir au point de vue de la stricte réalité, on sait déjà les inconvénients de toute chose, le néant des amitiés, le revers des enthousiasmes, l’insuffisance des doctrines stoïques et altières. Si l’on demeure à ce point de vue stérile, il n’est aucune raison pour se remuer davantage, et l’on cesse toute action confiante et suivie à l’âge même où le génie déploie la sienne. Mais le génie, lui, invente ; il se suscite de magnifiques emplois. Pour remonter la vie à partir de ce point où le premier torrent de jeunesse ne pousse plus[1], il évoque, il embrasse dans son temps quelque vaste pensée religieuse, sociale, politique même, comme ces machines un peu artificielles à l’aide desquelles on remonte les

  1. C’est l’habitude de comparer la vie à un fleuve qu’on descend : il serait plus juste, dans beaucoup de cas, et sinon par rapport à l’horizon des années et au cours du temps, du moins par rapport à notre principe d’action et à notre mouvement dans les choses, de la comparer à un fleuve qu’on remonte. On y arrive à la marée montante et parfois dans l’orage, non sans dangers, mais avec impulsion. Plus tard, la barre franchie, le danger est moindre, mais l’impulsion aussi. Le commun des hommes continue de ramer péniblement chaque jour, assez pour ne pas descendre, mais sans plus avancer.