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jardin, en lisant Paul et Virginie[1]. Jocelyn, c’est Paul lui-même, c’est Lamartine à cet âge, c’est notre adolescence à tous dans sa fleur d’alors développée, épanouie. Rien de bizarre, rien d’extraordinaire ni de farouche ; rien chez Jocelyn de ce que d’admirables poëtes ont su rendre dans des types maladifs, bien qu’immortels. Ne cherchez à son front nul éclair d’Hamlet, de René ou de Prométhée, de la race vouée au vautour ; il est de celle de Sem[2]. Nous avons déjà eu plus d’une fois l’occasion de le remarquer, ce qui est particulier à Lamartine consiste dans un certain tour naturel de sentiments communs à tous. Il ne débute jamais par

  1. Paul et Virginie ne fut publié que deux ans plus tard, en 1788 ; mais le poëte n’est pas tenu à la chronologie du bibliographe.
  2. Toute qualité s’avoisine d’un défaut. Si Caïn a trop de bile, Abel n’en a peut-être pas tout à fait assez. C’est surtout en avançant dans la vie que le besoin se fait sentir d’un peu d’astringent dans le talent, de ce que Pline le Jeune appelle en plus d’un endroit amaritudo et qu’il associe volontiers à l’idée de vis. Or Lamartine manque tout à fait d’amaritudo, et sa vigueur, sa précision du moins, s’en ressentent. J’ai vu des hommes de l’autre race, et auxquels l’amaritudo avec toutes les vertus et les défauts aussi qu’elle engendre ne manquait pas, Carrel par exemple, outrés vraiment et comme irrités de cette douceur blonde et bleue de Jocelyn, et de cet optimisme indéfini. Quelques-uns, en très-petit nombre, sont d’un pareil sentiment sur Lamartine, et je l’ai voulu indiquer. Ce sont antipathies de tempéraments et de races. — (Vis, amaritudo, ces deux qualités qui s’unissaient d’elles-mêmes dans la pensée de Pline se liaient également dans l’esprit des Grecs. Lucien, ou le pseudo-Lucien, ne manque pas de joindre τὴν σφοδρότητα καὶ πικρίαν dans son Éloge de Démosthène, en parlant de certaines qualités du grand orateur rapprochées de celles d’Homère. Ces analyses et ces définitions de l’ancienne rhétorique tenaient à de fines observations de la nature humaine.)