Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/84

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

main, en me conduisant chez M. de Chateaubriand, avait sans nul doute l’intention de m’être agréable et même utile ; il ne semblait nullement impossible, à cette avant-dernière saison encore propice de la Restauration, que M. de Chateaubriand redevînt ministre et président d’un Cabinet où M. Villemain lui-même aurait été ministre de l’Instruction publique. Dans ce cas il n’eût pas été tout à fait indifférent, non plus, que les jeunes gens qui s’élevaient et qui marquaient quelque talent fussent conciliés d’avance par de la bonne grâce et ne fussent point abandonnés entièrement à leur humeur irrégulière et frondeuse. Lorsque M. de Chateaubriand revint de Rome à l’avènement du ministère Polignac, j’allais le voir quelquefois les matins : j’essayais de lui faire agréer les idées et comprendre le sens novateur de la jeune école romantique à laquelle il n’était guère favorable ; il avait fort connu Victor Hugo, mais il ne le voyait pas alors ; je faisais de mon mieux ma fonction de critique-truchement et négociateur. Lorsque je publiai les Consolations en mars 1830, je les envoyai à M. de Chateaubriand, qui répondit à mon envoi par la lettre suivante (30 mars 1830) :

« Je viens, monsieur, de parcourir trop rapidement vos Consolations : des vers pleins de grâce et de charme, des sentiments tristes et tendres se font remarquer à toutes les pages. Je vous félicite d’avoir cédé à votre talent, en le dégageant de tout système. Écoutez votre génie, monsieur ; chargez votre muse d’en redire les inspirations, et, pour atteindre la renommée, vous n’aurez besoin d’être porté dans le casque de personne.

« Recevez, monsieur, je vous prie, mes remercîments les plus empressés et mes sincères félicitations.

« Chateaubriand »

Cette lettre, dans son compliment, renfermait le conseil indirect de m’émanciper un peu de Victor Hugo et faisait allusion à un sonnet où j’avais dit, parlant au puissant poëte :

Comme un guerrier de fer, un vaillant homme d’armes,
S’il rencontre, gisant, un nourrisson en larmes,
Il le met dans son casque et le porte en chemin…