Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/130

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de cœur, une comédie-roman, contemporaine de Zayde, et qui allait donner le ton à la Princesse de Clèves :

Dans l’exquise préface qu’il a mise à sa pièce, Racine rapproche son héroïne de Didon et voit de la ressemblance entre elles, sauf le poignard et le bûcher. Mais Bérénice ne me fait pas tout à fait l’impression de Didon ; la nuance est plus douce, on sent dès l’abord, et malgré toutes les menaces, qu’elle ne se tuera pas ; elle languira, elle pâlira dans l’absence, elle s’en ira lentement mourir de son ennui. L’Ariane de Thomas Corneille me rend bien plus le désespoir de Didon. Bérénice, qui est si peu Juive, est déjà chrétienne, c’est-à-dire résignée : elle retournera en sa Palestine, et y rencontrera peut-être quelque disciple des apôtres qui lui indiquera le chemin de la Croix.

Bérénice entre en scène comme aurait fait La Vallière, si elle eût osé ; elle entre le cœur tout plein de son amour, empressée de se dérober à la foule des courtisans, ne pensant qu’à l’objet aimé, n’aimant en lui que lui-même. Elle a besoin d’en parler à quelqu’un, d’épancher sa reconnaissance, de répéter en cent façons dans ses discours ce nom adoré de Titus en y mariant le sien. Pourtant, dès qu’Antiochus s’est enhardi à parler pour son propre compte, elle sait l’arrêter d’une parole vibrante et fière : on sort du ton de l’élégie ; la note tragique se fait sentir.

Je ne sais à quel ton au juste appartiennent, dans l’ordre des genres, tant de vers faciles, tendres, naturels et amoureux, mais qui sont le soupir et la plainte de tous les cœurs bien touchés :

Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien !

Antiochus est parfait, il l’est trop avec sa faculté de soumission et de silence ; on serait tenté de sourire à l’entendre tout d’abord s’exhaler :

… … … Madame Je me suis tu cinq ans,
Madame, et vais encor me taire plus longtemps.