Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/131

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Pourtant il échappe aux inconvénients de sa position par sa noblesse et sa délicatesse constante ; tout roi de Comagène qu’il est, il ne tombe jamais dans le ridicule de ce roi de Naxe, le pis-aller d’Ariane. J’entends remarquer qu’il remplit exactement le même rôle que Ralph dans Indiana. Après tout, en cette pièce qu’on a appelée une élégie à trois personnages, Antiochus tient son rang. Un seul vers, infini de rêverie et de tristesse, suffirait à sa gloire :

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

Mais les allusions perpétuelles, au temps de la représentation première, et tous les genres d’intérêt venaient aboutir à ce personnage impérial de Titus et converger à son front comme les rayons du diadème. C’est par lui et par sa lutte sérieuse que le poëte remettait son œuvre sur le pied tragique, et prétendait corriger ce que le reste de la pièce pouvait avoir de trop amollissant : « Ce n’est point une nécessité, disait-il en répondant aux chicanes des critiques d’alors, qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. » Geoffroy, qui cite ce passage dans son feuilleton sur Bérénice, s’en fait une arme contre ceux qu’il appelle les voltairiens en tragédie, et qu’il représente comme altérés de sang et de carnage dramatique. Hélas ! ce sont les voltairiens aujourd’hui (s’il en était encore dans ce sens-là) qui se rangeraient du côté de Geoffroy et que nous aurions peine à en distinguer. Titus donc exprime en lui le caractère tragique, en ce sens qu’il soutient une lutte généreuse, qu’il sort du penchant tout naturel et vulgaire ; qu’il a le haut sentiment de la dignité souveraine et de ce qu’on doit à ce rang de maître des humains. Au fond il n’a jamais hésité, pas plus qu’un héros n’hésite en toute question de délicatesse suprême et