Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/132

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d’honneur. On est déchiré, on se détourne, on pleure, mais on marche toujours. Il est vrai qu’on peut, au premier abord, opposer que ce Titus, non plus qu’Énée de qui il tient, n’est assez passionnément amoureux ; que, s’il l’était davantage, il céderait peut-être. Mais non : Racine, revenant ici, dans le dernier acte, à l’inspiration supérieure et majestueuse de la tragédie, a rendu énergiquement cette stabilité héroïque de l’âme à travers tous les orages, et n’a voulu laisser aucun doute sur ce qui demeure impossible :

En quelque extrémité que vous m’ayez réduit,
Ma gloire inexorable à toute heure me suit ;
Sans cesse elle présente à mon âme étonnée
L’empire incompatible avec notre hyménée,
Me dit qu’après l’éclat et les pas que j’ai faits,
Je dois vous épouser encor moins que jamais.
Oui, madame, et je dois moins encore vous dire
Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’empire,
De vous suivre et d’aller, trop content de mes fers,
Soupirer avec vous au bout de l’univers.
Vous-même rougiriez de ma lâche conduite…

Voilà le langage d’une grande âme à celle qui peut l’entendre. Ainsi c’est l’amour même, dans sa religieuse délicatesse, qui s’oppose au bonheur de l’amour. Jean-Jacques n’a pas craint de soutenir que Titus serait plus intéressant s’il sacrifiait l’empire à l’amour, et s’il allait vivre avec Bérénice dans quelque coin du monde, après avoir pris congé des Romains : une chaumière et son cœur ! Geoffroy remarque avec raison que Titus serait sifflé, s’il agissait ainsi au théâtre, « et Rousseau, ajoute-t-il, mérite de l’être pour avoir consigné cette opinion dans un livre de philosophie. » Tout se tient en morale : c’est pour n’avoir pas senti cette délicatesse particulière, cette religion de dignité et d’honneur qui enchaîne Titus, que Jean-Jacques a gâté certaines de ses plus belles pages par je ne sais quoi de choquant et de vulgaire qui se retrouve dans sa vie, et que l’amant de madame de Warens,