Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/146

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strophe est faible et commune, excepté les trois vers du milieu ; à la place de cette trame usée qu’on voit partout, il y a dans le texte : « Le tissu de ma vie a été tranché comme la trame du tisserand. » Qu’est devenu ce tisserand auquel est comparé le Seigneur ?  Au lieu de la feuille séchée, le texte donne : « Mon pèlerinage est fini ; il a été emporté comme la tente du pasteur. » Qu’est devenue cette tente du désert, disparue du soir au matin, et si pareille à la vie ?  Et plus loin :

Comme un lion plein de rage
Le mal a brisé mes os ;
Le tombeau m’ouvre un passage
Dans ses lugubres cachots.
Victime foible et tremblante,
À cette image sanglante
Je soupire nuit et jour,
Et, dans ma crainte mortelle,
Je suis comme l’hirondelle
Sous la griffe du vautour.

Les deux derniers vers ne seraient pas mauvais, si on ne lisait dans le texte : « Je criais vers vous comme les petits de l’hirondelle, et je gémissais comme la colombe. » On voit que Rousseau a précisément laissé de côté ce qu’il y a de plus neuf et de plus marqué dans l’original. Et pourtant il aurait dû, ce semble, comprendre la force de ce cantique si rempli d’une pieuse tristesse, l’homme malheureux, et peut-être coupable, que Dieu avait frappé à son midi, et qui avait besoin de retrouver le reste de ses jours pour se repentir et pleurer. De notre temps, auprès de nous, un grand poëte s’est inspiré aussi du Cantique d’Ézéchias ; lui aussi il a demandé grâce sous la verge de Dieu, et s’est écrié en gémissant :

Tous les jours sont à toi : que t’importe leur nombre ?
Tu dis : le temps se hâte, ou revient sur ses pas.
Eh ! n’es-tu pas Celui qui fis reculer l’ombre
Sur le cadran rempli d’un roi que tu sauvas ?