Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/226

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déjà plus alors que des réminiscences d’enthousiasme, que je regrettais la vivacité et la fraîcheur de mes sensations et de mes pensées d’autrefois ! Était-ce seulement que les enfants s’amusent de tout, et que j’étais devenu plus sévère avec moi-même ? — Mais la pureté d’âme, mais les croyances encore naïves, mais les rêves qui embrassent tout, parce qu’ils ne reposent sur rien, c’en était déjà fait pour moi. Je ne voyais qu’un présent dont il fallait jouir, et jouir seul, parce que je n’avais ni richesses, ni bonheur à faire partager à personne, parce que l’avenir ne m’offrait que des jouissances déjà usées avec des moyens plus restreints ; et ne pas croître dans la vie, c’est déchoir. — Et cependant, du moins, tout ce que je voyais alors agissait sur moi pour me ranimer ; tout me faisait fête dans la nature ; c’était vraiment un concert de la terre, des cieux, de la mer, des forêts et des hommes ; c’était une harmonie ineffable, qui me pénétrait, que je méditais et que je respirais à loisir ; et quand je croyais y avoir dignement mêlé ma voix à mon tour, par un travail et par un succès égal à mes forces et au ton du chœur qui m’environnait, j’étais heureux ; — oui, j’étais heureux, quoique seul ; heureux par la nature et avec Dieu. Et j’ai pu être assez faible pour livrer plus de la moitié de ce temps aux autres, pour ne pas m’établir définitivement dans cette félicité. La peur de quelque dépense m’a retenu, et la vanité, et pis encore, m’ont emporté plus d’argent qu’il n’en eût fallu pour jouir en roi de ce que j’avais sous les yeux. — La société ? … — moi qui ne vaux rien que seul et inconnu, moi qui n’aime et n’aimerai peut-être plus jamais rien que la solitude et le sombre plaisir d’un cœur mélancolique. — Mais il faudrait des événements et des sentiments pour appuyer cela ; il faudrait au moins des études sérieuses pour me rendre témoignage à moi-même. Un goût vague ne se suffit pas à lui seul, et c’est pourquoi il est si aisé au premier venu de me faire abandonner ce qui tout à l’heure me semblait ma vie. J’en demeure bien