Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/264

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tagne ne la brisera point, parce que les pieds n’en sont pas d’argile. »

L’athéisme de Diderot, bien qu’il l’affichât par moments avec une déplorable jactance, et que ses adversaires l’aient trop cruellement pris au mot, se réduit le plus souvent à la négation d’un Dieu méchant et vengeur, d’un Dieu fait à l’image des bourreaux de Calas et de La Barre. Diderot est revenu fréquemment sur cette idée, et l’a présentée sous les formes bienveillantes du scepticisme le moins arrogant. Tantôt, comme dans l’entretien avec la maréchale de Broglie, c’est un jeune Mexicain qui, las de son travail, se promène un jour au bord du grand Océan ; il voit une planche qui d’un bout trempe dans l’eau et de l’autre pose sur le rivage ; il s’y couche, et, bercé par la vague, rasant du regard l’espace infini, les contes de sa vieille grand’mère sur je ne sais quelle contrée située au delà et peuplée d’habitants merveilleux lui repassent en idée comme de folles chimères ; il n’y peut croire, et cependant le sommeil vient avec le balancement et la rêverie, la planche se détache du rivage, le vent s’accroît, et voilà le jeune raisonneur embarqué. Il ne se réveille qu’en pleine eau. Un doute s’élève alors dans son esprit : s’il s’était trompé en ne croyant pas ! si sa grand’mère avait eu raison ! Eh bien ! ajoute Diderot, elle a eu raison ; il vogue, il touche à la plage inconnue. Le vieillard, maître du pays, est là qui le reçoit à l’arrivée. Un petit soufflet sur la joue, une oreille un peu pincée avec sourire, sera-ce toute la peine de l’incrédule ?  ou bien ce vieillard ira-t-il prendre le jeune insensé par les cheveux et se complaire à le traîner durant une éternité sur le rivage[1] ? — Tantôt, comme dans une lettre à mademoiselle

  1. On lit au tome second des Essais de Nicole : « …… En considérant avec effroi ces démarches téméraires et vagabondes de la plupart des hommes, qui les mènent à la mort éternelle, je m’imagine de voir une île épouvantable, entourée de précipices escarpés qu’un nuage épais empêche de voir, et environnée d’un torrent de feu qui reçoit tous ceux qui tombent du haut de ces précipices.