Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/265

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Voland, c’est un moine, galant homme et point du tout enfroqué, avec qui son ami Damilaville l’a fait dîner. On parla de l’amour paternel. Diderot dit que c’était une des plus puissantes affections de l’homme : « Un cœur paternel, repris-je ; non, il n’y a que ceux qui ont été pères qui sachent ce que c’est ; c’est un secret heureusement ignoré, même des enfants. » Puis continuant, j’ajoutai : « Les premières années que je passai à Paris avaient été fort peu réglées ; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon père, sans qu’il fût besoin de la lui exagérer. Cependant la calomnie n’y avait pas manqué. On lui avait dit… Que ne lui avait-on pas dit ?  L’occasion d’aller le voir se présenta. Je ne balançai point.

    Tous les chemins et tous les sentiers se terminent à ces précipices, à l’exception d’un seul, mais très-étroit et très-difficile à reconnoître, qui aboutit à un pont par lequel on évite le torrent de feu et l’on arrive à un lieu de sûreté et de lumière… Il y a dans cette île un nombre infini d’hommes à qui l’on commande de marcher incessamment. Un vent impétueux les presse et ne leur permet pas de retarder. On les avertit seulement que tous les chemins n’ont pour fin que le précipice ; qu’il n’y en a qu’un seul où ils se puissent sauver, et que cet unique chemin est très-difficile à remarquer. Mais, nonobstant ces avertissements, ces misérables, sans songer à chercher le sentier heureux, sans s’en informer, et comme s’ils le connoissoient parfaitement, se mettent hardiment en chemin. Ils ne s’occupent que du soin de leur équipage, du désir de commander aux compagnons de ce malheureux voyage, et de la recherche de quelque divertissement qu’ils peuvent prendre en passant. Ainsi ils arrivent insensiblement vers le bord du précipice, d’où ils sont emportés dans ce torrent de feu qui les engloutit pour jamais. Il y en a seulement un très-petit nombre de sages qui cherchent avec soin ce sentier, et qui, l’ayant découvert, y marchent avec grande circonspection, et, trouvant ainsi le moyen de passer le torrent, arrivent enfin à un lieu de sûreté et de repos. » L’image de Nicole n’est pas consolante ; au chapitre V du traité de la Crainte de Dieu, on peut chercher une autre scène de carnage spirituel, dans laquelle n’éclate pas moins ce qu’on a droit d’appeler le terrorisme de la Grâce : on conçoit que Diderot ait trouvé ces doctrines funestes à l’humanité, et qu’il ait voulu faire à son tour, sous image d’île et d’océan, une contre-partie au tableau de Nicole. — Il y a aussi dans Pascal une comparaison du monde avec une île déserte, et les hommes y sont également de misérables égarés.