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de son exil, nous voyons paraître de lui les Mémoires d’un Homme de qualité, un volume traduit de l’Histoire universelle du président de Thou, une Histoire métallique du royaume des Pays-Bas, également traduite. Cléveland vint ensuite, puis Manon, et le Pour et Contre, dont la publication commencée en 1733 ne finit qu’en 1740. Prévost était déjà rentré en France lorsqu’il publia le Doyen de Killerine, en 1735. Comme ceci n’est pas un inventaire exact, ni même un jugement général des nombreux écrits de notre auteur, nous ne nous arrêterons qu’à ceux qui nous aideront à le peindre.

Les Mémoires d’un Homme de qualité nous semblent sans contredit, et Manon à part, Manon qui n’en est du reste qu’un charmant épisode par post-scriptum, — nous semblent le plus naturel, le plus franc, le mieux conservé des romans de l’abbé Prévost, celui où, ne s’étant pas encore blasé sur le romanesque et l’imaginaire, il se tient davantage à ce qu’il a senti en lui ou observé alentour. Tandis que, dans ses romans postérieurs, il se perd en des espaces de lieu considérables et se prend à des personnages d’outre-mer, qu’il affuble de caractères hybrides et dont la vraisemblance, contestable dès lors, ne supporte pas un coup d’œil aujourd’hui, dans ces Mémoires au contraire il nous retrace en perfection, et sans y songer, les manières et les sentiments de la bonne société vers la fin du règne de Louis XIV. Le côté satirique que préfère Le Sage manque ici tout à fait ; la grossièreté et la licence, qui se faisaient jour à tout instant sous ces beaux dehors, n’y ont aucune place. J’omets toujours Manon et son Paris du temps du Système, son Paris de vice et de boue, où toutes les ordures sont entassées, quoique d’occasion seulement, remarquez-le bien, quoique jetées là sans dessein de les faire ressortir, et d’un bout à l’autre éclairées d’un même reflet sentimental. Mais le monde habituel de Prévost, c’est le monde honnête et poli, vu d’un peu loin par un homme qui, après l’avoir certainement pratiqué, l’a regretté beaucoup du fond de la province et des cloîtres ; c’est le monde délicat,