Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/285

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galant et plein d’honneur, tel que Louis XIV aurait voulu le fixer, comme Boileau et Racine nous en ont décoré l’idéal, qui est à portée de la cour, mais qui s’en abstient souvent ; où Montausier a passé, où la Régence n’est point parvenue. Prévost tourne en plein ses récits au noble, au sérieux, au pathétique, et s’enchante aisément. Son roman, — oui, son roman, nonobstant la fille de joie et l’escroc que vous en connaissez, procède en ligne assez directe de l’Astrée, de la Clélie et de ceux de madame de La Fayette. De composition et d’art dans le cours de son premier ouvrage, non plus que dans les suivants, il n’y en a pas l’ombre ; le marquis raconte ce qui lui est arrivé, à lui, et ce que d’autres lui ont raconté d’eux-mêmes ; tout cela se mêle et se continue à l’aventure ; nulle proportion de plans ; une lumière volontiers égale ; un style délicieux, rapide, distribué au hasard, quoique avec un instinct de goût inaperçu ; enjambant les routes, les intervalles, les préambules, tout ce que nous décririons aujourd’hui ; voyageant par les paysages en carrosse bien roulant et les glaces levées ; sautant, si l’on est à bord d’un vaisseau, sur une infinité de cordages et d’instruments de mer, sans désirer ni savoir en nommer un seul, et, dans son ignorance extraordinaire, s’épanouissant mille fois sur quelques scènes de cœur, renouvelées à profusion, et dont les plus touchantes ne sont pas même encadrées. L’ouvrage se partage nettement en deux parts : l’auteur, voyant que la première avait réussi, y rattacha l’autre. Dans cette première, qui est la plus courte, après avoir moralisé au début sur les grandes passions, les avoir distinguées de la pure concupiscence, et s’être efforcé d’y saisir un dessein particulier de la Providence pour des fins inconnues, le marquis raconte les malheurs de son père, les siens propres, ses voyages en Angleterre, en Allemagne, sa captivité en Turquie[1], la mort de sa chère Sélima, qu’il

  1. Pendant qu’il est captif en Turquie, son maître Salem veut le convertir au Coran ; et comme le marquis, en bon chrétien, s’élève contre l’impureté sensuelle sanctionnée par Mahomet, Salem lui fait