Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/412

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l’Académie donna lieu à des querelles, dont lui-même nous a entretenus dans la préface de son Discours et qui laissent à désirer quelques explications[1]. Si heureux d’emblée qu’eût été La Bruyère, il lui fallut, on le voit, soutenir sa lutte à son tour comme Corneille, comme Molière en leur temps, comme tous les vrais grands. Il est obligé d’alléguer son chapitre des Esprits forts et de supposer à l’ordre de ses matières un dessein religieux un peu subtil, pour mettre à couvert sa foi. Il est obligé de nier la réalité de ses portraits, de rejeter au visage des fabricateurs ces insolentes clefs comme il les appelle : Martial avait déjà dit excellemment : Improbe facit qui in alieno libro ingeniosus est. « En vérité, je ne doute point, s’écrie La Bruyère avec un accent d’orgueil auquel l’outrage a forcé sa modestie, que le public ne soit enfin étourdi et fatigué d’entendre depuis quelques années de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui, d’un vol libre et d’une plume légère, se sont élevés à quelque gloire par leurs écrits. » Quel est ce corbeau qui croassa, ce Théobalde qui bâilla si fort et si haut à la harangue de La Bruyère, et qui, avec quelques académiciens, faux confrères, ameuta les coteries et le Mercure Galant, lequel se vengeait (c’est tout simple) d’avoir été mis immédiatement au-dessous de rien[2] ? Benserade, à qui le signalement de Théo-

  1. Il fut reçu le même jour que l’abbé Bignon et par M. Charpentier, qui, en sa qualité de partisan des anciens, le mit lourdement au-dessous de Théophraste ; la phrase, dite en face, est assez peu aimable : « Vos portraits ressemblent à de certaines personnes, et souvent on les devine ; les siens ne ressemblent qu’à l’homme. Cela est cause que ses portraits ressembleront toujours ; mais il est à craindre que les vôtres ne perdent quelque chose de ce vif et de ce brillant qu’on y remarque, quand on ne pourra plus les comparer avec ceux sur qui vous les avez tirés. » On voit que si La Bruyère tirait ses portraits, M. Charpentier tirait ses phrases, mais un peu différemment.
  2. Voici un échantillon des aménités que le Mercure prodiguait à La Bruyère (juin 1693) : « M. de La Bruyère a fait une traduction des Caractères de Théophraste, et il y a joint un recueil de Portraits