Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/455

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M. Droz. Ses relations avec le moine Schneider, telles qu’il s’est plu à nous les peindre, ne sont-elles pas une réflexion fort élargie, une pure réfraction du souvenir à distance au sein d’une vaste et mobile imagination ?  Nous nous garderions bien, quand nous le pourrions, de chercher à suivre le réel biographique dans ce qui est surtout vrai comme impression et comme peinture, et d’y décolorer à plaisir ce que le charmant auteur a si richement fondu et déployé. Ce que nous demandons à l’enfance et à la jeunesse de Nodier, c’est moins une suite de faits positifs et d’incidents sans importance que ses émotions mêmes et ses songes ; or, de sa part, les souvenirs légèrement romancés nous les rendent d’autant mieux.

Les premiers sentiments du jeune Nodier le poussèrent tout à fait dans le sens de la Révolution. Son père fut le second maire constitutionnel de Besançon ; M. Ordinaire avait été le premier. L’enfant, dès onze ou douze ans, prononçait des discours au club. Une députation de ce club de Besançon alla rendre visite au général Pichegru qui avait repoussé les Autrichiens, du côté de Strasbourg : l’enfant fut de la partie ; deux commissaires le demandèrent à son père : « Donnez-nous-le, nous le ferons voyager ! » Pichegru lui fit accueil et l’assit même sur ses genoux, car l’enfant, très-jeune, était de plus très-mince et petit, il n’a grandi que tard. Il passa ainsi trois ou quatre jours au quartier-général et partagea le lit d’un aide de camp. Cette excursion fut féconde pour sa jeune âme ; mille tableaux s’y gravèrent, mille couleurs la remplirent. Il put dire avec orgueil : Pichegru m’a aimé. Mais lorsqu’ensuite, dans son culte enthousiaste, il s’obstina jusqu’au bout à parler de Pichegru comme d’une pure victime, comme d’un bon Français et d’un loyal défenseur du sol, il fut moins fidèle à l’information de l’histoire qu’à la reconnaissance et au pieux désir.

Pendant la Terreur probablement, un M. Girod de Chantrans, ancien officier du génie, forcé de quitter Besançon par suite du décret qui interdisait aux ci-devant nobles le séjour