Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/498

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Soit que, dans un soleil où le jour n’a point d’ombre,
Il me promène errant sur un firmament bleu,
Soit qu’il marche, suivi de Sylphides sans nombre
Qui jettent dans la nuit leurs aigrettes de feu :

L’une tombe en riant et danse dans la plaine,
Et l’autre dans l’azur parcourt un blanc sillon ;
L’une au zéphyr du soir emprunte son haleine,
À l’astre du berger l’autre vole un rayon.

C’est pour moi qu’elles vont ; c’est moi seul qui les charme,
C’est moi qui les instruis à ne rien refuser.
Je n’ai jamais payé leurs rigueurs d’une larme,
Et leur lèvre jamais ne dénie un baiser.

Ah ! s’il versait longtemps, le prisme heureux des songes,
Sur mes yeux éblouis ses éclairs décevants !
S’il ne s’éteignait pas, ce bonheur des mensonges,
Dans le néant des jours où souffrent les vivants !

Ou si la mort était ce que mon cœur envie,
Quelque sommeil bien long, d’un long rêve charmé,
La nuit des jours passés, le songe de la vie !
Quel bonheur de mourir pour être encore aimé !…

Ainsi pensait-il depuis que s’étaient enfuies les belles années dans lesquelles le poète s’accoutume trop à enfermer tout son destin. Le souvenir, la réminiscence, le songe, venaient donc à son aide, et lui obéissaient au moindre signe, comme des esprits familiers et consolants. Plus d’une fois, nous l’avons vu, le matin, à quelque réunion d’amis à laquelle il était convié et dont il était l’âme : il arrivait au rendez-vous, fatigué, pâli, se traînant à peine ; aux bonjours affectueux, aux questions empressées, il ne répondait d’abord que par une plainte, par une pensée de mort qu’on avait hâte d’étouffer. La réunion était complète, on s’asseyait : c’est alors qu’il s’animait par degrés, que sa parole facile, élégante, retrouvait ses accents vibrants et doux, que le souvenir évoquait en lui les Ombres de ce passé charmant qu’il redemandait tout à l’heure au sommeil ; le conteur-poète était devant