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Racine en vint rapidement à lire tous les auteurs grecs dans le texte ; il en faisait des extraits, les annotait de sa main, les apprenait par cœur. C’était tour à tour Plutarque, le Banquet de Platon, saint Basile, Pindare, ou, aux heures perdues, Théagène et Chariclée[1]. Il décelait déjà sa nature discrète, innocente et rêveuse, par de longues promenades, un livre à la main (et qu’il ne lisait pas toujours), dans ces belles solitudes dont il ressentait les douceurs jusqu’aux larmes. Son talent naissant s’exerçait dès lors à traduire en vers français les hymnes touchantes du Bréviaire, qu’il a retravaillées depuis ; mais il se complaisait surtout à célébrer Port-Royal, le paysage, l’étang, les jardins et les prairies. Ces productions de jeunesse que nous possédons attestent un sentiment vrai sous l’inexpérience extrême et la faiblesse de l’expression et de la couleur ; avec un peu d’attention, on y démêle en quelques endroits comme un écho lointain, comme un prélude confus des chœurs mélodieux d’Esther :

Je vois ce cloître vénérable,
Ces beaux lieux du Ciel bien aimés,

  1. Un Grec érudit de nos amis, M. Piccolos, dans les notes d’une traduction de Paul et Virginie en grec moderne (Firmin Didot, 1841), a cru pouvoir signaler avec précision quelques traces, encore inaperçues, du roman de Théagène et Chariclée, dans l’œuvre de Racine. Ainsi, quand Racine a risqué le vers fameux,
    Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,
    il ne faisait sans doute que se souvenir de son cher roman et du passage où Hydaspe, sur le point d’immoler sa fille et de la placer sur le bûcher ou foyer, se sent lui-même au cœur un foyer de chagrin plus cuisant : je traduis à peu près ; les curieux peuvent chercher le passage : Racine, enfant, avait retenu ce jeu de mots comme une beauté, et il n’a eu garde de l’omettre dans Andromaque. Héliodore est le premier coupable ; il aurait, au reste, racheté de beaucoup son crime, s’il était vrai, comme M. Piccolos le croit (page 343), qu’il eût fourni à Racine le germe d’une des plus belles scènes, dans Andromaque également. M. Ampère, dans un article sur Amyot, avait déjà cru saisir des analogies de ce genre. Mais je m’en tiens au brûlé de plus de feux : c’est une fort jolie trouvaille.