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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/116

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Virgile ou Orphée, tenant le rameau d’or, le guidaient dans les Dodones ou dans les Tempés. Fénelon et La Fontaine, ce sont les deux ancêtres chéris de Bernardin de Saint-Pierre au xviie siècle[1]. Racine l’eût été de même s’il avait plus osé s’abandonner à cette admiration rêveuse qu’il ressentait, jeune écolier, en s’égarant dans les prairies et le désert de Port-Royal, et qui lui inspirait au déclin de sa vie cette aimable peinture des fleurs d’Esther. Mais les idées de goût qu’on se formait alors allaient à faire envisager comme sauvage et barbare tout ce qui, en pittoresque, était l’opposé de la culture savante et régulière de Versailles. Et surtout l’idée religieuse et austère, que fomentait le jansénisme, allait à ne voir partout au dehors qu’occasion d’exercice et de mortification pour l’âme, et à obscurcir, à fausser, pour ainsi dire, le spectacle naturel dans les plus engageantes solitudes. Tandis que Racine enfant, l’esprit tout plein de Théagène et Chariclée, ne voyait rien de plus agréable au cœur et aux yeux (comme cela est en effet) que le vallon de Port-Royal-des-Champs, les religieuses et les solitaires s’en faisaient un lieu désert, sauvage, mélancolique, propre à donner de l’horreur aux sens ; ils n’avaient pas même la pensée de se promener dans les jardins. Lancelot nous raconte comment plusieurs des solitaires, réfugiés pendant la persécution de 1639 à la Ferté-Milon, se promenaient chaque soir sur les hauteurs environnantes en disant leur chapelet ; mais il est bien plus sensible à la bonne odeur que ces messieurs répandent autour d’eux, qu’à celle qui s’exhale des buissons du chemin et des arbres de la montagne. Quand Racine fils, plus tard, dans son Poème de la Religion, a fait de si tendres peintures des instincts et de la couvée des oiseaux, il se ressouvenait plus de Fénelon que des pures doctrines de Saint-Cyran.

  1. M. Villemain, dans ses deux excellentes leçons sur Bernardin de Saint-Pierre, a trop bien développé cette ressemblance connue tant d’autres heureuses analogies, pour que nous n’y courions pas rapidement, de peur de trop longue rencontre.