Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/117

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Pour comprendre et pour aimer la nature, il ne faut pas être tendu constamment vers le bien ou le mal du dedans, sans cesse occupé du salut, de la règle, du retranchement. Ceux qui se font de cette terre des espèces de limbes grises et froides, qui n’y voient que redoutable crépuscule et qu’exil, ceux-là peuvent y passer et en sortir sans même s’apercevoir, comme Philoctète au moment du départ, que les fontaines étaient douces dans cette Lemnos si longtemps amère.

Bien qu’aucune doctrine philosophique ou religieuse (excepté celles qui mortifient absolument et retranchent) ne soit contraire au sentiment et à l’amour de la nature ; bien qu’on ait dans ce grand temple, d’où Zenon, Calvin et Saint-Cyran s’excluent d’eux-mêmes, beaucoup d’adorateurs de tous bords, Platon, Lucrèce, saint Basile du fond de son ermitage du Pont, Luther du fond de son jardin de Wittemberg ou de Zeilsdorf, Fénelon, le Vicaire Savoyard et Oberman, il est vrai de dire que la première condition de ce culte de la nature paraît être une certaine facilité, un certain abandon confiant vers elle, de la croire bonne ou du moins pacifiée désormais et épurée, de la croire salutaire et divine, ou du moins voisine de Dieu dans les inspirations qu’elle exhale, légitime dans ses amours, sacrée dans ses hymens : chez Homère, le premier de tous les peintres, c’est quand Jupiter et Junon se sont voilés du nuage d’or sur l’Ida, que la terre au-dessous fleurit, et que naissent hyacinthes et roses.

Les jésuites, qui n’avaient pas les mêmes raisons dogmatiques que les jansénistes pour s’interdire le spectacle de la création, ont de bonne heure donné dans le descriptif, sinon dans le pittoresque. Le Père Lemoyne dans ses épîtres, Rapin, Vanière et autres dans leurs poésies latines, ont rempli à cet égard avec talent, et quelques-uns avec goût, l’intervalle qui sépare Du Bartas de Delille. Mais, en véritable peinture, rien de direct ne s’était déclaré avant Rousseau. Les grands effets du ciel, les vastes paysages, la majesté de la nature alpestre, les Elysées des jardins, il trouva des couleurs, des