Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/130

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 à la dignité du génie, ce génie ne craignant pas de mendier comme une mère pour l’enfant qu’elle sent près de naître, le peintre ne demandant qu’un gîte, le vivre et une toile pour déployer à l’aise ses couleurs et ses pinceaux : « J’ai à mettre en ordre des matériaux fort intéressants, et ce n’est qu’à la vue du ciel que je peux recouvrer mes forces. Obtenez-moi un trou de lapin pour passer l’été à la campagne ; » les anciens disaient un trou de lézard. Combien il est touchant d’entendre ce voyageur aventureux, qui a tant couru le monde, prier M. Hennin de lui épargner les voyages inutiles à Versailles ; car il les fait à pied, il s’en revient de nuit ; et quand la lune lui manque et que la pluie le prend, il s’embourbe dans les chemins, il tombe, et n’arrive que trempé et brisé ! Puis un peu après, quand il s’est mis dans ses meubles rue Neuve-Saint-Étienne ; quand, jouissant de quelques rayons de février et de la première satisfaction du chez-soi, il écrit gaiement à M. Hennin : « J’irai vous voir à la première violette, » on rajeunit avec lui et l’on espère. – « Enfin j’ai cherché de l’eau dans mon puits, » disait-il en 1778, sous cette forme d’image orientale qui lui est si familière ; cela signifiait qu’il travaillait sérieusement à tirer de lui-même sa principale ressource et à se faire jour par ses écrits. Les Études de la Nature, fruit mûr de cette longue retraite et de cette élaboration solitaire, parurent en 1784.

Le succès en fut prompt et immense ; l’influence croissante de Rousseau et des idées de sensibilité et de religion naturelle avait préparé les esprits à saisir avidement de telles perspectives. Les femmes, les jeunes gens, tout ce public grossissant d’Émile et de Saint-Preux, saluèrent d’un cri de joie ce nouvel apôtre au parler enchanteur. On se faisait innocent à la lecture des Études, le lendemain du Mariage de Figaro. Grimm, le spirituel chargé d’affaires littéraires de huit souverains du Nord, avait beau écrire à ses patrons que l’ouvrage n’était qu’un long recueil d’églogues, d’hymnes et de madrigaux en l’honneur de la Providence, la vogue en cela se