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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/167

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bords du Potomac, à l’ombre de ma vigne et de mon figuier… » On est dans Plutarque, on est à la fois dans la réalité moderne. Washington ne fut pas laissé trop longtemps à l’ombre de son figuier. Appelé en 1789 à la présidence, il fut le premier à fonder, à pratiquer le gouvernement au sein du pays qu’il avait déjà sauvé et fondé dans son existence même. Homme unique dans l’histoire jusqu’à ce jour, homme de gouvernement, de pouvoir, de direction nationale et sociale, et en même temps homme de liberté, d’une intégrité morale inaltérable. Depuis et avant César jusqu’à Napoléon, tout ce qui a brillé et influé en tête des nations, grand roi ou grand ministre, n’a songé et n’est parvenu à réussir qu’à l’aide d’une dose de machiavélisme plus ou moins mal dissimulée, tellement qu’on est en droit de se demander si le contraire est possible et si l’entière vertu n’apporte pas son obstacle, son échec avec elle. On n’a pour opposer véritablement à cette triste vue que le nom de Washington, qui va rejoindre à travers les siècles ces noms presque fabuleux des Épaminondas et des héros de la Grèce. Il est vrai que Washington, grand homme qui paraît avoir été de nature à pouvoir suffire à toutes les situations, n’a eu à opérer que chez des nations encore simples, au sein d’une société en quelque sorte élémentaire. Qu’aurait-il pu, qu’aurait-il refusé de faire dans un premier rôle, au sein d’une vieille nation brillante et corrompue ? En disant non à certains moyens, n’aurait-il pas abdiqué le pouvoir dès le second jour ? Nul n’est en mesure de démontrer le contraire ; l’autorité de ce bel et unique exemple reste donc en dehors, à part, une exception non concluante, et je ne puis dire de la vie de Washington ce que le poëte a dit de la chute d’un grand coupable politique :

Abstulit hunc tandem Rufini pœna tumultum
Absolvitque Deos[1].

  1. En repassant pourtant l’histoire, je m’arrête avec méditation