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C’est une pièce de Molière :
Cet écrivain par sa manière
Charme à présent toute la cour.

Nous avons changé de méthode ;
Jodelet n’est plus à la mode,
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

Jamais le libre et prompt talent de Molière pour les vers n’éclata plus évidemment que dans cette comédie satirique, dans les scènes du piquet ou de la chasse. La scène de la chasse ne se trouvait pas dans la pièce à la première représentation ; mais Louis XIV, montrant du doigt à Molière M. de Soyecourt, grand-veneur, lui dit : « Voilà un original que vous n’avez pas encore copié. » Le lendemain, la scène du chasseur était faite et exécutée. Boileau, dont cette pièce des Fâcheux devançait la manière en la surpassant, y songeait sans doute quand il demanda trois ans plus tard à Molière où il trouvait la rime. C’est que Molière ne la cherchait pas ; c’est qu’il ne faisait pas d’habitude son second vers avant le premier, et n’attendait pas un demi-jour et plus pour trouver ensuite au coin d’un bois le mot qui l’avait fui. Il était de la veine rapide, prime-sautière, de Régnier, de d’Aubigné ; ne marchandant jamais la phrase ni le mot, au risque même d’un pli dans le vers, d’un tour un peu violent ou de l’hiatus au pire ; un duc de Saint-Simon en poésie ; une façon d’expression toujours en avant, toujours certaine, que chaque flot de pensée emplit et colore. M. Auger s’est attaché à relever comme fautes tous les manques de repos à l’hémistiche chez Molière ; c’est peine puérile, puisque notre poëte ne suit pas là-dessus la loi de Boileau et des autres réguliers. Molière faisait si naturellement les vers que ses pièces en prose sont remplies de vers blancs ; on l’a remarqué pour le Festin de Pierre, et l’on a été jusqu’à conjecturer que la petite pièce du Sicilien avait été primitivement ébauchée en vers et que