Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/380

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porter impatiemment les ennuis de cette retraite monotone. A quelques objections qu’il essaya, elle coupa court d’un mot qui indiquait sa volonté. – M. de Ségur s’inclina et obéit ; mais lorsqu’il revit ensuite l’impératrice, toute bouderie avait disparu : la souveraine et la personne supérieure avaient triomphé de la femme. C’est plus que n’en faisaient aux temps héroïques les déesses elles-mêmes : Spretœque injuria formœ[1].

Lorsque M. de Ségur rentra dans sa patrie après cinq années d’absence, la Révolution de 89 venait d’éclater : un autre ordre d’événements et de conjonctures s’ouvrait au milieu de bien des espérances déjà compromises et de bien des craintes déjà justifiées. Pour la plupart des hommes de la période précédente, les rêves éblouissants allaient s’évanouir ; les rivages d’Utopie et d’Atlantide s’enfuyaient à l’horizon : les voyages en Crimée étaient terminés. Les Mémoires de M. de Ségur finissent là aussi, comme s’il avait voulu les clore sur les derniers souvenirs de sa belle et vive jeunesse. Son rôle pourtant en ces années agitées ne fut pas inactif ; il suivit honorablement la ligne constitutionnelle où plusieurs de ses amis le précédaient. Nommé au mois d’avril 91 ambassadeur extraordinaire à Rome en remplacement du cardinal de Bernis, la querelle flagrante avec le Saint-Siège l’empêcha de se rendre à sa destination. Il refusa bientôt le ministère des affaires étrangères qui lui fut offert à la sortie de M. de Montmorin ; mais il accepta de la part de Louis XVI une mission particulière à Berlin auprès du roi Frédéric-Guillaume. Il ne s’agissait de rien moins qu’après les conférences de Pilnitz,

  1. S’il est vrai, comme on l’a dit, que plus tard, les circonstances européennes étant changées, Catherine, pour mieux déjouer la mission de M. de Ségur à Berlin, ait envoyé au roi de Prusse les billets confidentiels dans lesquels l’ambassadeur de France avait autrefois raillé les amours de ce neveu du grand Frédéric, elle ne fit en cela sans doute que suivre les pratiques constantes d’une politique peu scrupuleuse ; mais elle put bien y mêler aussi tout bas le plaisir de se venger d’un ancien dédain. Il y a de, ces retours tardifs de l’amour-propre blessé.