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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/419

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sur nos plus hautes montagnes[1]. A la place de l’hospice Saint-Bernard, où l’on donne la soupe aux pèlerins, il y aurait une bonne citadelle avec des canons et de la poudre, et toute la diablerie que vous savez ; et puis, au premier moment d’une guerre, ce serait une bénédiction de les voir dégringoler de l’autre côté ! Soyez sûrs qu’ils y descendraient les mains dans leurs poches, et, quand une fois on est en Piémont, les gens qui savent un peu comment le monde est fait, disent que ce n’est plus qu’une promenade. Si M. l’empereur était assez grue pour souffrir que ces gaillards gardassent la Savoie, il ferait tout aussi bien de les mettre en garnison à Milan.

Mais tandis que la Savoie est au roi de Sardaigne, on ne peut pas être surpris en Italie. Diantre ! c’est bien différent d’être dans un pays ou d’y aller.

Et nos bons amis les Suisses, croyez-vous qu’ils soient bien amusés d’entendre les tambours des Français de l’autre côté du lac ? Les Génevois, qui ne sont que des marmousets, les fatiguent déjà passablement ; jugez comme ils ont envie de toucher de tous côtés la république française ! Sûrement les Français ne pourraient pas leur faire un plus grand plaisir que de s’en aller d’où ils sont venus. Les Suisses et les Savoyards sont cousins, ils font leurs fromages en paix et ne se font point d’ombrage. Que les grands seigneurs demeurent chez eux et ne viennent pas casser nos pots !

Il faudra donc rendre la Savoie parce que tout le monde voudra qu’on la rende, et quand la C. N. aurait les griffes assez fortes pour la retenir dans le moment présent, croyez-vous que ce fût pour longtemps ? Bah ! les choses forcées ne durent jamais.

Le courage des Français fait plaisir à voir, mais ne vous laissez pas leurrer par cette lanterne magique. Vous savez que lorsqu’on se rosse un jour de vogue, surtout lorsqu’on est un peu gris, on ne sent pas les coups ; mais c’est le lendemain qu’on se trouve bleu par-ci et bleu par-là, qu’on se sent roide comme le manche d’une fourche, et qu’il n’y a pas moyen de mettre un pied devant l’autre.

« Quand la France sera froide, vous l’entendrez crier. »

Ce sont là, il me semble, de ces accents vibrants qui dénotent que, même sous le masque du Jacques Bonhomme et du Sancho de son pays, M. de Maistre ne peut pas se déguiser

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