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DELILLE


Rien n’est doux comme, après le triomphe, de revenir sur les entraînements de la lutte, et d’être juste, impartial, pour ceux qu’on a blessés dans l’attaque et malmenés. Ces sortes d’amnisties ont surtout leur charme en affaires littéraires, et l’esprit, dont le propre est de comprendre, jouit du plaisir singulier de se rendre compte, après-coup, de ce qu’il avait d’abord nié, et de ce qu’il a, autant qu’il l’a pu, détruit. Il devra paraître à quelques-uns, je le sens, assez présomptueux d’être indulgent de cette sorte envers Delille, et de se donner à son égard pour des victorieux radoucis. Où donc est la victoire, peut-on dire, et qu’avez-vous produit, vous, École poétique nouvelle, qui soit si supérieur et si à l’abri d’un revers ? Sans répondre à ce qu’aurait de trop direct la question, et d’embarrassant pour l’orgueil ou pour la modestie, il est permis d’affirmer, selon l’entière évidence, que la victoire de l’école nouvelle se prouve du moins dans la ruine complète de l’ancienne, et que dès lors on a loisir de juger sans colère et de mesurer en détail celle-ci, dût quelque partisan de l’heureux Pompée de cette poésie nous venir dire :

Ô soupirs ! Ô respects ! Ô qu’il est doux de plaindre Le sort d’un ennemi quand il n’est plus à craindre[1].

  1. Notre ami M. Géruzez, dans un article sur Delille, postérieur de date à celui-ci, a bien voulu, au milieu de témoignages indulgents auxquels il nous a accoutumé, s’arrêter à ce début pour le contester