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DELILLE
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Je viens d’ailleurs ici moins m’apitoyer sur la destinée de l’abbé Delille, et la contempler du haut de notre point de vue actuel, que tâcher de m’y reporter et de la reproduire. Les critiques essentielles, sans qu’on y vise, se trouveront toutes chemin faisant, et plus piquantes dans la bouche même des personnages ses contemporains. On verra qu’il a été de tout temps jugé, et que les bons mots sur son compte ont été dits il y a beau jour. Mais vivant, mais brillant d’esprit et de grâces, on l’aimait, on jouissait de lui jusque dans ses défauts, dulcibus vitiis. Sa personne, son agrément de conversation, son débit, ne sauraient se séparer du succès de ses vers. L’à-propos de circonstance, la facilité d’expression et de coloris qu’il possédait, ses sources et ses jets d’inspirations habituelles, allaient aux sentiments et aux modes de son

    avec une sorte d’ironie tout aimable, que pourtant nous n’acceptons pas entièrement, et dans laquelle il n’a peut-être pas assez tenu compte de la nôtre. Nous maintenons l’abbé Delille mort et bien mort, dans le sens qu’on va lire. Nous doutons surtout extrêmement que le pronostic du bienveillant critique s’accomplisse, et que Delille soit précisément à la veille de reprendre faveur ; nous doutons encore plus que M. Villemain, dans sa jolie page d’il y a trente ans, citée par M. Géruzez, et que nous-même mentionnons avec éloge, ait rien prédit du jugement de l’avenir. M. Villemain, engagé alors dans un concours académique, n’a fait, en louant Delille, que saisir un de ces à-propos et se tirer d’une de ces difficultés dont il triomphe toujours avec tant de grâce. Le jugement, d’ailleurs, vu hors du cadre, et si l’on y cherchait une conclusion définitive, ne soutiendrait pas l’examen ; il est parfaitement faux que Delille, en vieillissant, ait enfanté des beautés plus hardies et plus fières ; c’est le contraire plutôt qu’il faudrait dire. – Il est un fait que j’oserai révéler. À l’Académie, dans nos séances intérieures, quand on lit et qu’on discute le Dictionnaire historique de la Langue, s’il arrive à M. Patin, le rédacteur, de citer à la rencontre un ou deux vers de l’abbé Delille, il s’élève d’ordinaire, au seul nom du spirituel poëte tombé en disgrâce, une sorte de murmure défavorable ou même de clameur ; on chicane les vers cités, on en conteste la langue ; rarement on leur fait grâce. Et qui, dans l’Académie, prend donc la défense de Delille ? Qui ? c’est encore nous, sortis de l’école contraire, qui sommes les premiers et le plus souvent les seuls à demander qu’on le maintienne, à sa date, à titre de témoin et d’autorité.