Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/112

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sut mettre en pratique, comme elle, cet art de douce et puissante lenteur ?

Le chevalier sait bien l’antiquité latine et grecque ; il en parle très-volontiers, d’une manière qui nous paraît bien d’abord un peu étrange, car il l’accommode, bon gré mal gré, à ses façons modernes ; pourtant il y a de quoi profiter à l’entendre. Comme il cherche partout des honnêtes gens, il s’est avisé de découvrir que le premier en date était Ulysse : « Il connoissoit le monde, comme Homère en parle, dit-il ; mais je crois qu’il n’avoit que bien peu de lecture. » Puis vient Alcibiade, autre honnête homme selon Platon. On est tout étonné de le voir prendre sérieusement à partie Alexandre, et le morigéner en deux ou trois circonstances, comme civil et galant hors de propos[1] ; il essaye tout aussitôt de se justifier de l’étrange idée : « Que si l’on m’allègue que c’étoit la bienséance de ce temps-là, ce n’est rien à dire ; les grâces d’un siècle sont celles de tous les temps. On s’y connoissoit alors à peu près comme aujourd’hui, tantôt plus, tantôt moins, selon les cours et les personnes ; car le monde ne va ni ne vient, et ne fait que tourner. » L’erreur du chevalier se saisit bien nettement dans ce passage. Oui, le monde ne fait que tourner, mais les grâces, et surtout les bienséances, restent-elles les mêmes ? Voilà ce qui ne saurait se soutenir, à moins d’être entiché ; et, s’il est de certaines grâces naturelles et vraies qui, après des éclipses de goût, se maintiennent éternellement belles et restent jeunes toujours, sont-ce de ces grâces comme il l’entend, lui le bel-esprit et le raffiné ?

Le chevalier, je le répète, était fort instruit ; il avait présent à la pensée, sans doute, ce mot d’Hérodote : « Il y a

  1. De même pour Scipion, de qui il a dit : « Je trouve Scipion si formaliste et si tendu, que je ne l’eusse pas cherché pour un homme de bonne compagnie. » (œuvres posthumes, page 63). Et sur Virgile, qui écrivoit plus en poëte qu’en galant homme, voir la lettre 22e à Costar.