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père de Benjamin : il veut que son fils, qui aura dans quelques mois ses vingt ans accomplis, embrasse un état ; il lui enjoint de quitter Paris et de venir le retrouver sur-le-champ dans sa garnison de Bois-le-Duc[1], où le jeune homme sera sommé de choisir entre la robe ou l’épée, entre la diplomatie ou la finance. Voici quelques-unes des premières lettres, où le caractère éclate tel qu’il sera toute la vie. Quant au style, il est ce qu’il peut, il n’est pas formé encore, mais l’esprit va son train tout au travers. Nous ne faisons qu’extraire le travail de M. Gaullieur, et y emprunter notes et éclaircissements.

« Douvres, ce 26 juin 1787.

« Il y a dans le monde, sans que le monde s’en doute, un grave auteur allemand qui observe avec beaucoup de sagesse, à l’occasion d’une gouttière qu’un soldat fondit pour en faire des balles, que l’ouvrier qui l’avait posée ne se doutait point qu’elle tuerait quelqu’un de ses descendants.

« C’est ainsi, madame (car c’est comme cela qu’il faut commencer pour donner à ses phrases toute l’emphase philosophique), c’est ainsi, dis-je, que lorsque tous les jours de la semaine dernière je prenais tranquillement du thé en parlant raison avec vous, je ne me doutais pas que je ferais avec toute ma raison une énorme sottise ; que l’ennui, réveillant en moi l’amour, me ferait perdre la tête, et qu’au lieu de partir pour Bois-le-Duc, je partirais pour l’Angleterre, presque sans argent et absolument sans but.

« C’est cependant ce qui est arrivé de la façon la plus singulière. Samedi dernier, à sept heures, mon conducteur et moi nous partîmes dans une petite chaise qui nous cahota si bien, que nous n’eûmes pas fait une demi-lieue que nous ne pouvions plus y tenir, et que nous fûmes obligés de revenir

  1. Le père de Benjamin Constant était au service des États-Généraux de Hollande.