Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/239

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vos billets s’y pavanent et s’y étendent, vous pardonneriez aux monuments d’un amour passé d’avoir usurpé une place en si bonne compagnie.

« Le 5.

« Point de lettres de vous, madame. J’avais bien prévu, en calculant, que je ne pouvais pas en recevoir avant vendredi ; mais ce calcul ne m’arrangeait pas, et j’ai éprouvé un nouveau dépit en apprenant ce que je savais déjà. En revanche, j’en ai reçu une de mon pauvre père, qui est bien tendre et bien triste. Votre conseil a produit un très-bon effet, et ma lettre a été fort bien reçue. Les affaires de mon père vont très-mal, à ce qu’il dit ; il est bien sûr que, dans notre infâme et exécrable aristocratie, que Dieu confonde (je lui en saurais bien bon gré !) on ne peut avoir longtemps raison contre les ours nos despotes. Je n’ai jamais douté que la haine et l’acharnement de tant de puissants misérables ne finit par perdre mon père. Si jamais je rencontre l’ours May, fils de l’âne May ; hors de sa tanière, et dans un endroit tiers où je serai un homme et lui moins qu’un homme, je me promets bien que je le ferai repentir de ses ourseries. Ce n’est pas le tout de calomnier, il faut encore savoir tuer ceux qu’on calomnie[1].

« Le 6.

« J’ai été hier d’office à une redoute où je me suis passa-

  1. Benjamin Constant prévoyait déjà les graves ennuis que son père allait rencontrer dans son service militaire. La jalousie des patriciens bernois contre les officiers du pays de Vaud, leurs sujets, les passe-droits et les vexations auxquelles ceux-ci étaient en butte, entrèrent pour beaucoup dans la révolution helvétique. – Les May étaient des patriciens bernois : il y avait le régiment de May, dont un May de Buren était colonel, et le père de Benjamin Constant lieutenant-colonel. – L’ours, on le sait, figure dans les armes de Berne.