Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/27

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qui sentait encore la présure ; autour de sa poitrine un vieux manteau se serrait d’un large baudrier, et de sa droite il tenait un bâton recourbé d’olivier sauvage. Et doucement il me dit, en montrant les dents, d’un regard souriant, et le rire jouait sur sa lèvre. »

Au sujet de cette peau qui sent encore la présure, et que je n’ai pas voulu dérober par fausse bienséance, on remarquera que ce sont là des circonstances qui plaisaient aux anciens, bien loin de leur répugner ; ils les recherchaient plutôt volontiers. Ici le poëte fait allusion, comme on voit, aux fromages et à la substance aigrelette qui sert à cailler le lait : il en reste aisément une odeur au vêtement rustique où l’on s’essuie. Ces menues particularités, jetées en passant, donnent au récit un air parfait de vérité. Il est manifeste d’ailleurs que, sauf le costume, ce personnage de Lycidas n’est pas une invention, et que le poëte, en insistant sur cette physionomie à la fois avenante et railleuse, sur ce rire du coin de l’œil et sur cette lèvre fendue où siège l’enjouement, a dessiné un portrait d’après nature[1]. Le ton de Lycidas répond d’abord à son air, et tout ce qu’il touche s’anime aussitôt : « Simichidas, dit-il (c’est le nom sous lequel Théocrite s’est ici personnifié), où donc tires-tu de ce pas par ce soleil de midi, quand le lézard lui-même dort sur les haies et que l’alouette huppée ne vague plus ? Est-ce quelque repas où tu te hâtes comme convive ? ou bien t’en vas-tu de ton pied léger vers le pressoir de quelque bourgeois, que tu fais ainsi en marchant chanter sous tes clous chaque pierre du chemin ? » On devine peut-être de quelle façon vive cette gaie parole doit se comporter dans l’original : qu’on y joigne les nombreux et presque continuels dactyles qui sont l’âme du vers buco-

  1. Dans l’Épitaphe de Bion par Moschus, on retrouve (vers 97) ce même Lycidas de Crète : « Lui qui toujours auparavant était Brillant à voir avec le regard souriant, maintenant il verse des pleurs. »